mardi 30 juillet 2013

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La dimension photographique

A propos des calotypes de Martial Verdier

, Daniela Goeller et Martial Verdier

To see a world in a grain of sand
And a heaven in a wild flower,
Hold infinity in the palm of your hand
And eternity in an hour [2]

Cattenom
Centrale Nucléaire (nuclear power plants).
Calotype assisté, assisted Calotype

La photographie est trompeuse. Facilement elle se laisse prendre pour miroir fidèle de la réalité et fait oublier tout ce qui la définit comme image, ce qui n’est pourtant pas le cas de la peinture. Une manière de déjouer ce phénomène est de travailler avec la matérialité et de faire apparaître l’aspect technique de la photographie dans les images. La surface lisse et l’effet miroir de la photographie se voient alors dérangés, le regard revient à la surface et le spectateur reconnaît qu’il regarde une image. La photographie peut alors être considérée comme médium de représentation picturale et non comme simple simulacre du réel.

Plusieurs possibilités s’offrent aux photographes pour révéler l’aspect technique de l’image. Ils peuvent intervenir au moment de la prise de vue en manipulant les appareils. Ils peuvent manipuler les images au moment du développement ou les retravailler à l’ordinateur. Les photographies peuvent être utilisées comme matériau de base et être manipulées en tant qu’objets.

Dampierre sur Loire
Centrale Nucléaire (nuclear power plants).
Calotype assisté, assisted Calotype

Dans son travail, Martial Verdier reprend un ancien procédé de prise de vues qui fait partie de l’histoire de la photographie mais que l’on n’utilise pratiquement plus aujourd’hui. Il se sert du calotype et obtient des images mystérieuses à gros grain. Il permet de faire surgir leur matérialité et confère aux images ces couleurs très particulières qui rappellent la peinture. À première vue, c’est la surface picturale de l’image qui prime sur le sujet, le regard porte aussi bien sur le comment que sur le quoi.

Saint-Laurent, L’Île aux Mouettes
Saint-Laurent-Nouan
Centrale Nucléaire (nuclear power plants).
Calotype assisté, assisted Calotype

Les deux mythes fondamentaux sur l’invention de la peinture, le premier médium de la reproduction picturale, se basent sur deux procédés différents, celui de la projection et celui du reflet. Tandis qu’en Grèce antique Pline vit l’origine de la peinture dans l’ombre d’un homme retracée sur un mur par son amante pour garder son souvenir, à la Renaissance, c’est Léon Battista Alberti qui fit de Narcisse contemplant son reflet à la surface de l’eau jusqu’à se méprendre mortellement de sa propre image, son inventeur. Depuis, la peinture est prise entre projection et effet miroir ou trompe-l’œil. [3]

Á travers les siècles, les artistes, aussi bien les peintres que les photographes, ont utilisé nombre de procédés optiques. Cet usage d’outils techniques est essentiellement lié au problème de représentation d’une réalité spatiale, voire temporelle, donc à trois ou quatre dimensions, sur une surface plane, donc à deux dimensions.

La première invention majeure fut celle de la perspective, un mode de reconstruction de l’espace complexe, combinant les lois de la géométrie et de l’optique. La perspective est avant tout un instrument de projection. Les peintres travaillaient avec une grille en fil de fer pour transposer une vue dans les bonnes dimensions sur une toile. Les peintres qui peignaient les plafonds baroques se sont également servis de grilles pour projeter leurs œuvres sur les coupoles en appliquant les lois optiques. Basée sur des calculs précis, l’illusion parfaite se produit et on a l’impression que l’espace se prolonge au-delà des limites imposées par les murs.

L’autre invention historique fut celle du miroir. Il devient un sujet important en peinture, non seulement comme objet et symbole de la représentation de la nature et de l’innocence de la Vierge dans un contexte religieux, mais aussi en tant qu’instrument et outil de travail, ainsi que comme objet de réflexion sur la condition de la représentation picturale en général. [4] Au XVIIIe siècle, le miroir noir, dit le miroir de Claude, un miroir concave et suffisamment petit pour tenir dans la paume d’une main, servait aussi bien aux promeneurs qu’aux peintres pour « capturer » et contempler une vision de la nature.

Le fait que des personnes se soient promenées en regardant la nature dans un miroir est remarquable, car ils ne regardaient donc plus la nature autour d’eux, mais son reflet, l’image de la nature renvoyée par le miroir. Pour les peintres c’était un instrument très pratique car le miroir permettait de capturer et de contempler tout un panorama de nature rassemblé dans une main et réduit en taille et de pouvoir le retracer plus facilement.

Mais l’instrument optique le plus influent fut sans doute la chambre noire. [5] Dans la chambre noire se croisent les principes de la projection et du reflet. La lumière entre par un petit trou dans la boîte noire et projette une image sur le mur ou l’écran en face. Selon les lois optiques, cette image apparaît d’abord tête-bêche et pas très nette. Elle sera ensuite réajustée par le moyen d’un miroir et améliorée par des lentilles optiques, mais elle restera longtemps éphémère. Au début du XIXe siècle, Daguerre réussit à la fixer sur une plaque de verre et obtint un objet unique. Nièpce développa en même temps la première image reproductible en se servant de ses connaissances en imprimerie et Fox-Talbot créa finalement le premier procédé négatif, le calotype, qui utilise des négatifs papier.

Presque instantanément, la photographie suscita l’intérêt des peintres. Les images photographiques servaient de modèles surtout pour les portraits et les paysages et inspirèrent de nouvelles formes de représentation, notamment du mouvement. L’interférence réelle et l’échange fructueux entre peinture et photographie ont été relevés notamment par l’historien d’art autrichien Heinrich Schwarz au début du XXe siècle. Pour Schwarz, la liaison entre art et science était la condition historique pour le développement de la photographie. La photographie n’introduit donc, selon Schwarz, aucune rupture au XIXe siècle et ce n’est que le modernisme, au début du XXe siècle, qui provoqua une césure en dissociant peinture et photographie : « Une histoire de l’art abstrait pourrait commencer aussi bien avec Daguerre qu’avec Kandinsky » est probablement son commentaire le plus pertinent à ce sujet. [6]

Walter Benjamin a poursuivi la même réflexion lorsqu’il écrivit son texte sur la reproductibilité de l’image. Pour lui, la photographie, et plus particulièrement le film, était parfaitement adaptée au développement de la société moderne. La perte de l’aura, considérée aujourd’hui généralement comme une chose négative, ne constituait pour Benjamin qu’un effet inévitable et entièrement positif : elle allait tout naturellement de pair avec le modernisme. Concernant à la fois l’identité de l’image et sa dimension historique, l’aura est une notion complexe à multiples facettes et elle n’est pas réservée à la peinture. Quand la matière picturale est présente dans l’image de façon à troubler, voire anéantir son caractère indiciel, l’image est, selon Benjamin, dotée d’aura. [7]

Même la notion de la « touche », généralement employée en peinture pour désigner l’intervention visible du peintre, se voit également appliquée à la photographie. Ernst Kallai fut parmi les premiers à abandonner la distinction entre photographie et peinture. Au lieu de s’attarder sur la différenciation entre reproduction et création, il commença à parler de la matière picturale. [8] Dans sa réaction à l’article de Kallai, Lazlo Moholy-Nagy employa et différencia le terme de « Lichtfaktur (touche de la lumière) » à propos de la photographie. C’est au même moment que la question de savoir si la photographie est un art se posa, et si elle est entièrement établie et reconnue au sein des institutions de l’art aujourd’hui, c’est aussi grâce à la reconnaissance de son statut d’image par l’histoire de l’art. Le paradoxe de cette reconnaissance réside dans l’acceptation du fait que cette image moderne était perçue dans sa dimension artistique et plasticienne, c’est-à-dire d’une manière qui allait à l’encontre du concept même de modernité énoncé par Benjamin.

La plupart des écrits sur la photographie constate que celle-ci a entraîné un changement du monde ou du moins de la perception du monde. En admettant ceci, on est également conduit à accepter l’idée que les images elles-mêmes ont changé de nature. Mais malgré ce double constat, la photographie ne cesse toujours pas de se retrouver en concurrence avec la peinture. Cette querelle moderne est nourrie par quelques principes esthétiques anciens qui s’affrontent depuis des siècles. La distinction entre art et technique qui se traduit par une opposition entre image technique et image artistique d’une part, et la distinction entre reproduction et création, d’autre part. Cette dernière se reflète notamment dans l’idée reçue que l’invention de la photographie ôta à la peinture la contrainte du réalisme et lui ouvrit par là le chemin à l’abstraction. C’est cette réduction de la photographie à sa qualité de miroir fidèle de la nature qui a instauré le doute sur sa dimension artistique ou plasticienne. Des années trente à aujourd’hui, cette thèse, régulièrement répétée, hante la photographie et incite un certain nombre de photographes à travailler justement sur ce côté de la photographie, à savoir les aspects qui permettent de rompre avec l’idée que la photographie donne une image fidèle de la réalité.

Il revient à Vilém Flusser d’avoir soulevé les enjeux majeurs de la photographie dans la deuxième moitié du XXe siècle, ce qui permit de comprendre l’image photographique comme une construction complexe, régie par des contraintes techniques, souvent occultées. Selon Flusser, le photographe travaille avec un appareil et cet appareil contient des programmes, la photographie ne faisant finalement que reproduire ces programmes. Mais le photographe a la possibilité d’agir :
« Premièrement on peut tromper l’appareil, aussi obstiné soit-il. Deuxièmement, on peut introduire clandestinement dans son programme des intentions humaines qui n’y étaient pas prévues. Troisièmement, on peut contraindre l’appareil à produire de l’imprévu, de l’improbable, de l’informatif. Quatrièmement, on peut mépriser l’appareil ainsi que ses productions, et détourner son intérêt de la chose en général pour le concentrer sur l’information. En d’autres termes, la liberté est la stratégie qui consiste à soumettre le hasard et la nécessité à l’intention humaine. Être libre, c’est jouer contre les appareils. » [9]

Bugey
Centrale Nucléaire (nuclear power plants).
Calotype assisté, assisted Calotype

Ici réside la particularité du travail de Martial Verdier qui choisit de se servir d’un vieux procédé photographique peu fiable au détriment des inventions nouvelles et de le soumettre aux possibilités qu’offre le numérique. Le calotype n’était qu’une étape dans le progrès technique de la photographie, qui allait vers une amélioration permanente de la qualité des images et l’optimisation de la prise de vue. Martial Verdier travaille avec la contrainte technique qu’offre ce procédé et réintroduit une partie de hasard dans la prise de vue qu’il exploite par la suite. Le calotype impose plusieurs contraintes particulièrement intéressantes notamment par rapport au travail du photographe sur les « monstres », les grandes implantations industrielles et centrales nucléaires.

Marcoule Rhône
Centre Nucléaire (nuclear center).
Calotype assisté, assisted Calotype

Premièrement, le calotype exige un travail à la chambre, c’est-à-dire l’utilisation de matériel photographique lourd, encombrant et difficile à manier. Deuxièmement, les plaques nécessitent un travail de préparation long pour obtenir des supports négatifs adaptés et limitent le nombre de prises de vue. Le photographe part avec un nombre précis de plaques et est obligé de bien choisir son angle de vue à chaque prise. Troisièmement, le calotype impose un temps de pose extrêmement long, allant de 10 à 20 minutes, voire plus. En plus, le résultat n’est ni entièrement contrôlable, ni immédiatement vérifiable. Quatrièmement, le photographe est obligé de développer les négatifs et de tirer ces clichés, qu’il retravaille en numérique par la suite. La production d’une image est donc un long processus qui offre au photographe la possibilité d’intervenir et d’influencer le résultat à plusieurs stades.

Saint-Alban

Le temps revient ici en force déterminante de manière presque existentielle, car l’image, pour pouvoir être prise, a besoin de ce temps. C’est un facteur presque entièrement oublié aujourd’hui, puisqu’il est désormais possible de prendre des photos partout, tout le temps, l’image est toujours disponible, le résultat est immédiat, la photographie est dépourvue de son statut d’objet, elle est et reste numérique, elle a gagné le don de l’ubiquité, se laisse envoyer d’un bout du monde à l’autre, visible partout, instantanément.

Gravelines
Centrale Nucléaire (nuclear power plants).
Calotype assisté, assisted Calotype

La deuxième contrainte relève de la matière photographique, le grain, la touche, les couleurs. Tout ce qui accentue la surface de l’image et révèle son caractère pictural empêche le spectateur de s’identifier trop facilement avec le motif. Robert Smithson, protagoniste du land art, avait très justement constaté que la photographie permettait de reconsidérer la catégorie esthétique du pittoresque en parlant du « photoresque ».

Golfech
Centrale Nucléaire (nuclear power plants).
Calotype assisté, assisted Calotype

Ces aspects donnent aux images de Martial Verdier un côté mystérieux qui, dans le cas des centrales nucléaires, rajoute un niveau de lecture. Ce sont des images qui se sont déposées et inscrites avec le temps sur le support comme ces interventions humaines se sont inscrites dans le paysage en y laissant des traces et dépôts pour des siècles à venir. Le titre « Les monstres » leur donne un côté féerique qui est renforcé par l’aspect pittoresque de l’image et fait à la fois allusion au côté dangereux, caché sous la surface. La menace que représentent les centrales nucléaires est une menace mortelle mais latente, elle reste invisible, à peine palpable et pourtant est omniprésente. Face à cette menace, l’humanité a choisi de mettre la tête dans le sable, comme si le fait que l’irradiation nucléaire soit invisible anéantissait la dimension du danger et celle du temps. Il est signifiant qu’à cette époque placée sous le signe de la consommation, ce qui échappe au visible et à l’immédiateté n’est pas considéré. C’est un sujet particulièrement propice pour un photographe de disposer de sa liberté et de produire des images qui interpellent non seulement par ce qu’elles montrent mais aussi par leur condition même d’images.

Bugey
Centrale Nucléaire (nuclear power plants).
Calotype assisté, assisted Calotype

Notes

[1William Blake (1757 – 1827) « Auguries of Innocence »

[2William Blake (1757 – 1827) « Auguries of Innocence »

[3cf. Victor I. Stoichita, A Short History of the Shadow. London,1997

[4cf. Heinrich Schwarz, « The Mirror in Art » (1952), in : Heinrich Schwarz. Techniken des Sehens - vor und nach der Fotografie. Ausgewählte Schriften 1929-1966. Salzburg, 2006, p. 201-220

[5cf. Heinrich Schwarz, « Vermeer and the Camera Obscura » (1966), in : Heinrich Schwarz. Techniken des Sehens - vor und nach der Fotografie. Ausgewählte Schriften 1929-1966. Salzburg, 2006, p. 239-256

[6cf. Heinrich Schwarz, « Before 1839 : Symptoms and Trends » (1963/64), in : Heinrich Schwarz. Techniken des Sehens - vor und nach der Fotografie. Ausgewählte Schriften 1929-1966. Salzburg, 2006, p.183-200

[7Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Paris, 2006

[8Ernst Kallai, Malerei und Fotografie (1927) in : Wolfgang Kemp, Theorie der Fotografie II 1912-1945, München, 1999, p. 113-120

[9Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie. Paris, 2004, p. 83