lundi 26 février 2018

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L’interprétation de l’art contemporain

Point de vue critique

, Lin Chi-Ming

Si la critique d’art traditionnellement se catégorise en critique impressionniste, historique et métaphorique [3], quand il s’agit de l’art contemporain, l’approche plus descriptive qui met l’accent sur la perception et la conception de l’œuvre semble plus pertinente.

Si la critique d’art traditionnellement se catégorise en critique impressionniste, historique et métaphorique [4], quand il s’agit de l’art contemporain, l’approche plus descriptive qui met l’accent sur la perception et la conception de l’œuvre semble plus pertinente.

  • 1. La critique impressionniste est une critique qui concerne plus les effets de l’œuvre d’art sur le spectateur. Elle semble être une approche désuète, vieillie et trop subjective. Cependant elle a tout de même le mérite de ne pas faire l’abstraction du ressentir de la part du spectateur. Mais comment seraient fondées ces impressions ?
  • 2. La critique de l’approche historique travaille sur des relations entre les œuvres, surtout sur l’évolution des formes et des techniques. Cette critique établie une structure historique et y met des œuvres pour les observer ou les justifier. La critique pratiquée par Clement Greenberg en est un exemple illustre. Il a établi une histoire téléologique sous-jacente et y met des œuvres comme celles de l’expressionnisme abstrait pour justifier d’abord leur statut historique puis leur valeur. Dans la situation contemporaine où l’on ne voit pas aussi claire une seule ligne d’histoire, cette approche devient problématique.
  • 3. La critique métaphorique procède par des analogies nombreuses, parfois colorée d’une apparence savante. Le problème de cette approche est qu’elle néglige souvent l’individualité matérielle de l’œuvre, ce point est aussi le point fragile de toutes ces trois approches.

L’approche descriptive qui met l’accent sur la perception et la conception de l’œuvre semble plus pertinente, quand l’individualité matérielle et la conception derrière l’opération sérielle, systématique et méthodique sont les enjeux principaux. Par la perception, il s’agit d’un regard qui explore à la fois les détails, les feuilletages de l’œuvre et le site dans lequel elle se situe. Au lieu d’une description plus ou moins longue, on préfère parler d’une description plus ou moins épaisse (cf. « thick description »). Puis quand il s’agit du plan conceptuel, très souvent il semble exister une sorte tension entre le concept et le percept : quand la description ne peut plus aller très loin dans la matérialité de l’œuvre, le concept se met en avant. Dans un tel moment, la description tourne autour de l’œuvre et cherche à pénétrer dedans par le biais de la pensée.

Si la description est importante pour la critique de l’art contemporain, on se demande quel en serait le lien entre la description et l’interprétation, quand il s’agit de la compréhension de l’œuvre ? Est-ce la description, en tant que base de la critique, est aussi le fondement de l’interprétation ? L’interprétation qui tente à donner une perspective du sens à l’œuvre, guide-t-elle, voire téléguide-t-elle en quelque sorte la description ?

Pour répondre à ces questions, jadis j’ai écrit une thèse à Paris il y a presque vingt ans sous la direction de Jacques Leenhardt, l’ancien président de l’AICA. C’était sur la critique d’art de Diderot et de Baudelaire. Dans cette table ronde, je vais évoquer plutôt un article qui sera publié fin novembre à Paris. On verra dans la pratique, à travers une sorte d’auto-analyse, comment ces trois approches mentionnées plus haut sont entrées en jeu avec l’approche descriptive pour construire l’interprétation. Ceci veut dire, dans la pratique, si l’on regarde les détails concrets, il n’y a pas d’approche pure et tous ces moyens, comme dans une boîte d’outils, sont toujours déployés en mixité.

L’article en question est intitulé Une esthétique de la double vision : sur l’art de Yao Jui-Chung et la conscience paysagère du peuple survivant, Il s’agit d’un artiste contemporain de Taïwan, Yao Jui-Chung, qui est à la fois peintre et photographe. L’article commence ainsi :

Il n’est pas rare qu’un artiste contemporain pratique à la fois la photographie et la peinture, mais s’il s’inspire de la peinture paysagère de tradition chinoise millénaire tout en pratiquant une photographie très contemporaine usant des lois occidentales de la perspective, on aura très envie de comprendre ce qui lie les deux domaines. YAO Jui-Chung (né en 1969 à Taïpei), l’un des artistes taïwanais les plus actifs de sa génération, répond justement à un tel profil [5]. L’exploration de ses travaux artistiques nous conduit à connaître et à comprendre :

  • 1. un style peu connu de la peinture paysagère traditionnelle chinoise ;
  • 2. la manière dont ce « style transformé des montagnes et des eaux » implique une double vision du monde ; 
  • 3. le devenir de cette double vision dans ses pratiques photographiques ;
  • 4. et finalement, le rapport susceptible de se tisser entre la photographie contemporaine et la longue histoire de la peinture chinoise. 
Wonderful - The island of silence motel, painting hand made paper, ink and gold leaf 70×100cm, 2007

Pour interpréter l’esthétique de la double vision de Yao, je suis donc amené à expliquer d’abord un style peu connu de la peinture paysagère de la Chine ancienne. C’est une approche qui est clairement historique :

La peinture de paysage chinoise qui apparaît vers la fin de la dynastie des Ming (XVIe- début du XVIIe siècle), réputée « originale » et « étrange », est qualifiée de « style transformé » dans l’idée qu’elle transforme le paysage où l’on habite et l’on voyage en une construction fantastique, improbable [6].

Pour « décrire » ce style aux lecteurs francophones qui n’en sont que peu familiers, je devrais passer par l’analogie donc par l’approche métaphorique :

Imaginons un rocher de forme originale et étrange, tel qu’on aime à les collectionner dans les jardins chinois pour les disposer parmi les végétaux, d’une certaine manière à l’image des statues dans un jardin occidental… ce rocher se trouve étrangement agrandi plusieurs milliers de fois pour devenir une montagne. On aura ainsi une idée approximative de la peinture paysagère chinoise du style transformé.

L’article devrait citer aussi l’histoire générale pour avancer un concept clé :

[Au milieu du XVIIe siècle] La capitale de l’empire des Ming est envahie et occupée par des paysans en révolte. Pour éviter l’humiliation, le dernier empereur Chongzhen (r. 1627-1644) de la dynastie des Mings s’est pendu dans la montagne Ging qui entoure la cité interdite. L’empire est finalement repris par le peuple nomade des Qing venu de la Mandchourie. Dans ce grand bouleversement historique, beaucoup de lettrés et de descendants royaux perdent leurs droits et leur statut social. Ils se considèrent comme peuple survivant d’un empire défunt (Yimin, littéralement « peuple résiduel ») et ne veulent plus entrer dans la bureaucratie pour occuper un poste quel qu’il soit. Dans l’idéologie des lettrés, ils sont devenus ce peuple exclu, fuyant de lui-même le système (Yeyi, errant dans la sauvagerie). Dans ce contexte, le « style transformé » qui invente souvent un paysage impénétrable (mais cependant habité), témoigne d’une attitude de refus du monde.

Ce concept d’un « art d’ un peuple survivant », conduit à ma première et principale interprétation de l’esthétique de Yao :

Si le style « transformé » décrit un paysage fantastique, à la limite de l’artificiel, l’adoption, l’imitation et la citation de ce style par Yao, un artiste contemporain, créent une artificialité de second degré. Celle-ci, encore plus sophistiquée, se transporte sur un plan politique. Comme nous l’avons évoqué plus haut, ce paysage du style « transformé » acquiert un sens politique après la fin des Ming : les peintres, qui se considèrent comme faisant partie d’un peuple survivant d’une dynastie défunte, expriment leur tristesse et leur désarroi en peignant un monde dans lequel l’homme ordinaire est rejeté, n’est plus accueilli, ne peut plus voyager [7]. Ce paysage est politique mais indirectement et de manière négative. Il est plus offensif dans la mesure où il raconte une double histoire, à la fois actuelle et passée, celle d’un pays défunt, qui a perdu son âme, est devenu fantomatique : « le pays est brisé, reste le paysage » [8]. En termes picturaux, c’est de peindre à la fois le paysage qui y est encore et quelque chose qui est absente, brisée, qui n’est plus là. En transposant ce style des montagnes et des eaux dans un monde actuel, Yao suggère que l’aspect de son propre pays est fantomatique.

Je crois le temps ne me permet pas d’aller plus loin pour expliquer le lien entre les peintures paysagères de Yao et sa nouvelle photographie topographique. Pour simplifier à l’extrême, on dirait que la photographie de Yao qui privilégie les ruines est aussi issue d’une esthétique de la double vision qui montre d’abord une réalité mêlée de fausseté, d’artificiel, et qui, selon lui, est froide et aliénante et puis réorientée, avec ses vidéos, vers la survie en illusion maintenue de la République.

En guise de conclusion, je dirais que pour interpréter l’art contemporain, en pratique, toutes les approches sont bonnes et souvent nécessaires, et on se retrouve plutôt dans une structure en tension, tirée entre la description et l’interprétation, entre la perception et la conception, entre l’histoire et le métaphore.

Notes

[1CF. Mel Bochner, « Serial art, Systems, Solipsism », Arts Magazine, Summer, 1967.

[2CF. Mel Bochner, « Serial art, Systems, Solipsism », Arts Magazine, Summer, 1967.

[3CF. Mel Bochner, « Serial art, Systems, Solipsism », Arts Magazine, Summer, 1967.

[4CF. Mel Bochner, « Serial art, Systems, Solipsism », Arts Magazine, Summer, 1967.

[5Son site officiel, bilingue, présente la quasi totalité de ses œuvres.

[6Style transformed : a special exhibition of works by five late Ming artists, Catalogue d’exposition, Taïpei : National Palace Museum, 1977.

[7Après la fin de la dynastie des Ming, plusieurs peintres importants sont devenus moines et l’on compte quatre grands peintres-moines au début de la dynastie des Qing, tel Shi Tao. Devenir moine veut dire se retirer du monde des affaires.

[8Tiré d’un poème célèbre, la « Vision du printemps » de Du Fu : la capitale de la dynastie des Tang, Chang-an, était occupée par l’armée révoltée en 756, et Du Fu lui-même capturé par cette armée et y a été emmené ; le poète a écrit ce poème en 757 pour exprimer ses émotions en voyant l’arrivée du printemps.

Couverture : Ruins - Gods & Idols Surround the Border 1993