jeudi 30 juin 2016

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L’hypothèse de l’île (suite)

, Jean-Pierre Brazs

Après un séjour en résidence d’artiste, sur une île abandonnée aux flots, alors que je souhaitais étudier les matériaux déposés sur les pages à chaque marée montante, j’ai retrouvé mon atelier, situé assez loin à l’intérieur des terres.

Il n’avait pas été affecté par la montée des eaux et j’ai pu continuer à en disposer normalement pendant quelques mois. Il m’a fallu ensuite envisager une solution à plus long terme : le rehausser de quelques étages, tout en consolidant les soubassements ou l’abandonner, au profit d’un autre local, parmi ceux en construction sur de larges caissons en béton que la poussée d’Archimède maintiendra à flot, après la venue annoncée de la grande submersion.

Ayant à effectuer un choix décisif, sans être capable d’évaluer toutes les conséquences des différentes alternatives, j’ai décidé de me rendre à la bibliothèque que j’avais l’habitude de fréquenter avant mon départ dans l’île. J’espérais, en feuilletant au hasard un livre, un périodique ou un journal, trouver la phrase, le mot ou l’image, qui pourrait entrer en résonance avec une attente profonde qui serait alors mise au jour. Les bibliothécaires avaient installé prudemment les livres dans les rayonnages supérieurs. Aux saisons des fortes marées, leur principale activité consistait à remonter chaque jour les livres d’un rang. La charge de travail étant rapidement devenue très importante, il avait fallu mettre au point un système robotisé déplaçant sans cesse les livres, abandonnant les rayonnages les plus bas à l’eau et à l’inutilité. Cette volonté de sauvegarder la connaissance l’avait rendu inaccessible. Certains lecteurs fortunés avaient alors construit (à leurs propres frais) des escabeaux mobiles aux longues jambes télescopiques. Ils disposaient à leur sommet d’un plateau suffisamment large pour s’y installer confortablement. Ils pouvaient aussi s’y restaurer, y dormir même, quand la lecture se prolongeait tard dans la nuit. Ces habitacles étaient rapidement devenus de véritables lieux de vie. Les lecteurs compulsifs avaient même organisé la livraison de victuailles, grâce à un système de petits monte-charges, pouvant à la descente se remplir de déchets de toutes sortes. Ainsi la bibliothèque était devenue le lieu de mouvements complexes, ascendants et descendants, chargeant de plus en plus le haut de connaissances et le bas d’excréments.

Quelques mois avaient suffi à décourager le public, qui abandonna la bibliothèque au profit d’autres lieux dans lesquels s’inventaient des avenirs ou s’entretenaient des croyances. Devant l’irrésistible montée des eaux, et malgré les prières et les incantations les plus ferventes, ces lieux, eux aussi, se sont trouvés rapidement désertés. S’installa alors la nécessité d’organiser une migration. Certains choisirent de s’aventurer dans l’intérieur des terres, à la recherche de reliefs hauts et fermes, pouvant les mettre, pour un temps, à l’abri. D’autres, pour s’éloigner du lieu du désastre, lançaient en mer de fragiles embarcations en utilisant la force des marées descendantes emportant les débris que les eaux montantes avaient arrachés au continent.
Malgré les masses de gravats qui pouvaient temporairement donner l’illusion d’un répit, la bande littorale (qui avait depuis des millénaires, attiré l’humanité), se trouvait désertée et continuellement repoussée. La courbe du rivage, mouvante et imprévisible, décourageait les cartographes les plus persévérants, si bien que les seuls repères géographiques stables devinrent les points hauts du continent, destinés à se transformer rapidement en îlots dispersés.

Ainsi les tenants de l’avenir terrien, comme les partisans de l’aventure maritime n’envisageaient pour futur qu’une errance infinie dans d’immenses archipels.

Je n’ai pas retrouvé mon île dans l’état où je l’avais laissée quelques mois plus tôt. Les dernières digues n’avaient pas résisté longtemps aux puissantes vagues, aux grandes marées et à la montée continuelle des eaux.
Avant d’accoster, il fallut louvoyer dans un fouillis d’îlots éparpillés, constitués des toitures en terrasses des immeubles les plus hauts de la ville basse, désormais engloutie. Certains de ces refuges provisoires étaient occupés par de petits groupes humains, vivant de la pêche et de quelques maigres réserves d’eau douce que les pluies régulières alimentaient. Les terrasses les plus recherchées disposaient d’une couche de graviers sur lesquels un peu d’humus suffisait à cultiver graminées et lentilles. Ces terrasses étaient serties de corolles, constituées de plateformes flottantes, réalisées avec poutres et planches généreusement apportées par les flots et destinées à se transformer en radeau de survie, quand les refuges provisoires auront été à leur tour envahis par les eaux.

À l’occasion de grandes marées. Il arrivait que certaines terrasses soient temporairement inondées. Le mouvement inverse des basses eaux laissait apparaître pendant quelques heures les derniers étages des immeubles, entretenant l’image d’une ville engloutie, simplement endormie sous les eaux et qui pourrait dans le futur, à la faveur d’un hypothétique reflux des flots, retrouver sa figure première. Naïve utopie, soumission absurde à la mémoire d’un passé révolu, rêve insensé se brisant sur les récifs de la réalité ! La montée des eaux, en effet, n’était pas seulement liée à une augmentation quantitative des masses d’eaux océaniques : elle était accompagnée d’un accroissement important du taux d’acidité de l’eau, rendant prévisible l’avenir de ces îlots d’espoirs.

L’impact sur l’architecture de la ville engloutie sera progressif. Quelques années suffiront pour que les blocs calcaires, les dalles et murs porteurs de bétons, les plâtres des parois et des cloisons, entament une lente dissolution. Dans les eaux acides, le minéral abandonnera sa solidité et ses formes, par le simple fait de rupture de liaisons chimiques. En conséquence, la partie des immeubles se trouvant en dessous du niveau des plus basses eaux perdront leur peau et leur chair. Seuls seront maintenus en état (et encore de façon provisoire) le squelette de structures métalliques et d’éléments en matières plastiques. Ainsi la ville du dessous ne sera plus à terme qu’un enchevêtrement de fers à béton, de poteaux et de poutres d’acier, de tuyaux et de câbles de toutes sortes. Ce réseau aux allures racinaires ne transportera plus aucun fluide, mais donnera l’impression qu’une énergie vitale pourrait un jour le réalimenter.

C’est une tout autre vie qui s’y installera. D’innombrables rats y trouveront refuge se dévorant entr’eux ou se nourrissant de résidus visqueux chargés de métaux lourds et de pesticides, accumulés dans les siphons ou dans les bacs de décantation du système hydraulique. Il pourra arriver qu’un tuyau éventré, parcourant une terrasse, serve d’échappatoire à quelques-uns des habitants des tubulures. Ils seront alors capturés, réduits en bouillie et rejetés à la mer pour attirer les poissons vers les filets de pêche.

Le réchauffement des eaux provoquera la migration vers le nord de la plupart des espèces de poissons comestibles. Les habitants des îlots survivront quelque temps en recueillant quelques moules et huîtres agrippées aux soubassements des terrasses et en cuisinant quelques algues flottantes avant de mettre au point une technique de chasse très originale. Des plongeurs, armés de barres de fer arrachées aux garde-corps entourant certaines terrasses, descendront en apnée pour frapper violemment les canalisations métalliques. Les rats, pris de la folie d’échapper à un enfer sonore, se précipiteront en désordre dans le réseau subaquatique. Il suffira de briser quelques canalisations parcourant les terrasses pour créer des issues opportunes, mais fatales. Les rats sortiront la tête, éblouis par le jour. Ils seront rapidement assommés ou décapités, avant d’être dépecés puis éviscérés. Les matières grasses manquant pour conserver la chair des rats en charcuteries, les corps ouverts et sanguinolents seront aplatis, puis frottés avec du sel et disposés dans des saloirs. Parfois de grandes quantités de bois flottés viendront se bousculer aux abords des terrasses, signes de catastrophes lointaines et aubaines imprévues permettant d’allumer de grands feux. Ce sera l’occasion d’organiser le fumage de quelques carcasses.
La surconsommation des rats conduira rapidement à leur disparition, puis à celle des habitants des terrasses. Les canalisations pourront alors accueillir des vers marins tubicoles dont les panaches de tentacules branchiaux transformeront les terrasses submergées en jardins aquatiques vibrants et colorés.

Pour atteindre le haut de l’île il fallait gravir un chemin escarpé après avoir difficilement progressé dans une plage de gravats.

L’île avait été dans un premier temps abandonnée par la quasi-totalité de sa population. De nouveaux arrivants l’avaient progressivement repeuplé : des réfugiés, fuyant d’autres îles en voie de submersion ou ravagées par les inévitables conflits survenant quand il s’agit de partager un territoire se rétrécissant chaque jour. Ils s’étaient installés dans les villas autrefois luxueuses, y avaient d’abord vécu des quelques victuailles, que les anciens occupants avaient abandonnées dans leur fuite précipitée. Ils avaient ensuite mis en culture parcs et jardins, anciennement d’agrément. La vie s’était organisée avec l’espoir que la respiration catastrophique des eaux se calmerait et qu’en ce lieu isolé, mais suffisamment grand, pourrait s’établir une société autarcique, de partages et de fraternités.

La répartition des tâches était organisée de façon hebdomadaire. En fonction de ses compétences, de son état physique et de ses désirs, chacun choisissait d’assurer une part du travail nécessaire à la vie de la collectivité. Une même personne pouvait être chargée sur une période relativement longue de la fonction de pêcheur, de cultivateur, d’éleveur, d’éducateur ou de bâtisseur. Par contre quelques tâches particulièrement sensibles ne pouvaient être confiées plus d’une semaine à une même personne : mesurer, compter et évaluer. Une seule activité pouvait être accomplie à tout moment par tous et toutes sans en référer au comité d’organisation : la rêverie.

C’est ainsi que certains regards, attentifs aux mouvements changeant des eaux, apprirent peu à peu à distinguer dans le monde du dessous, des concrétions, des germinations, des reflets et des lumières. Certaines heures, plus que d’autres, étaient propices à l’observation de ces événements qui rassemblaient une part toujours plus grande de la population, se déplaçant en groupes, à la tombée du jour, pour attendre et regarder.

L’attente, devenue occupation principale des îliens, concentrait les regards vers l’eau au point que pour la plupart le délavement des couleurs passa d’abord inaperçu. Il est vrai que ce phénomène très progressif et contemporain de la venue de l’hiver pouvait être confondu avec leur endormissement naturel. Son accentuation au printemps inquiéta et il fallut se rendre à l’évidence : ce qui se transformait sous les eaux se nourrissait des couleurs du dessus.

Devant le danger de décoloration progressive du monde, les rêveurs eurent beaucoup de mal à résister à la pression des lithurgistes qui proposèrent de précipiter la venue du futur qui se préparait dans les eaux en lui livrant au plus vite les couleurs du monde suspendu. Le choix de l’accélération fut malheureusement un soulagement pour beaucoup, car la sape continuelle des vagues rétrécissait toujours plus le peu de terre préservée des flots.

Dans un premier temps, il fut décidé d’organiser le don de la couleur rouge. Il était de la plus haute importance de s’assurer que tout le rouge soit collecté, que son retour même soit impossible. La conscience du rouge, comme son évocation devait être bannie.

Devant le péril grandissant, la majorité des réfugiés accepta de se soumettre à la nécessaire rigueur de l’inventaire et à l’obligation de la collecte. Certains se chargèrent du travail ingrat de la vérification. Des insoumis, dissimulèrent quelques objets pour les protéger de la décoloration ne pensant pas compromettre l’éventuelle efficacité des offrandes. N’y avait-il pas autant, sinon plus, de soucis de la collectivité dans cette volonté de transmettre aux générations futures des témoignages du temps où le monde était coloré que dans l’acharnement à le faire disparaître ?

L’offrande du rouge sembla calmer l’ardeur des eaux. Il resta au-dessus suffisamment de vert, de jaune et de bleu pour entretenir une vie, certes moins chaude, mais encore lumineuse. Ce premier sacrifice accompli, une période paisible s’installa, pendant laquelle le dessous des eaux digéra le rouge. Au-dessus il fallut s’habituer au sang versé devenu noir, aux fruits verts, aux émotions retenues et aux roses bleues.

Il fut ensuite rapidement procédé à l’offrande du vert. Pour le don du bleu, des miroirs ont été installés avec une relative imprécision dans leur position. L’important était leur orientation. Un soir, juste avant la tombée du jour, c’est le bleu du ciel qui fut offert à l’océan.

Désormais, dans un monde devenu uniformément gris, les gravats jetés à la mer s’entassent en digues dérisoires aussitôt bousculées par les vagues. Pourtant des couleurs réapparaissent petit à petit, et en petites quantités. Les marées montantes, en effet, déposent en laisses de mer des nappes de matières plastiques multicolores, des granules métalliques brillants ou oxydés, autant de trésors arrachés à d’autres rivages. Aux heures des basses mers, s’accumulent ainsi sur les plages de curieux amalgames bigarrés. Il faut peu de temps, dans un environnement chargé d’embruns salés, pour que s’y forment des roches composites.

Des créateurs inventifs, ont eu l’idée de sertir en colliers, en pendentifs ou en diadèmes ces pierres abandonnées. Ce qui s’effondre peut ainsi rehausser un cou d’albâtre, un bras livide ou une épaule blafarde.

Les heures de fin de journée sont devenues propices à de joyeuses festivités célébrant les couleurs retrouvées. Des pontons flottants ont été aménagés. Ces longues allées, narguant les flots menaçants et les gravats s’entassant, sont propices à d’incessants défilés, d’hommes et de femmes, parés des plus beaux bijoux, rivalisant d’audaces dans le choix et les associations de gravats colorés, indispensables accessoires pour ces fêtes silencieuses et crépusculaires aux allures de ferventes célébrations du corps.