mardi 30 janvier 2024

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L’arbre comme antidote à la répétition

entretien avec Olivier Kaeppelin

, Marie-Laure Desjardins

Ces dernières années, la présence des arbres, tant dans l’art que dans la littérature ou le cinéma, a explosé. L’arbre est devenu le symbole d’une nature maltraitée et sa condition, le miroir de la nôtre. Compagnons d’infortune, ils subissent de plein fouet les outrances de l’anthropocène, alors que leur ingéniosité, leur résilience et leur beauté sont de profondes sources de connaissance et d’inspiration.

Durant deux jours (jeudi 23 et vendredi 24 novembre 2023), les Conversations sous l’arbre, au Domaine de Chaumont-sur-Loire, ont proposé de participer à une discussion enjouée à propos « De l’importance des arbres ». L’artiste Eva Jospin, le spécialiste de biomécanique des plantes et directeur de recherche à l’INRAE Bruno Moulia, le biologiste et mycologue Francis Martin, ainsi que l’écrivain et commissaire d’exposition Olivier Kaeppelin ont tenté de répondre à une interrogation passionnante : les arbres sont-ils plus sages que nous ?

L’arbre surplombe l’humanité depuis son origine. Si les récits mythologiques comme les chansons de geste témoignent de sa puissance symbolique — du Jardin des Hespérides à l’arbre de la connaissance de la Genèse, de l’Arbre Monde de la mythologie nordique à celui des Sefirot de la kabbale, de la forêt de Brocéliande au chêne de Saint-Louis —, l’arbre a aussi fourni à l’homme les moyens de sa subsistance et de son développement. Il a régulé son écosystème, servi à le réchauffer, le protéger, l’outiller, le transporter et, don incommensurable, lui a permis non seulement de respirer à son aise mais aussi de diffuser à l’échelle des continents sa pensée et ses savoirs. Pourtant sans se soucier d’aucune de ses dettes, ni même du moindre remerciement, l’homme moderne a abusé de lui. Il a réduit drastiquement son territoire engendrant de nombreuses catastrophes environnementales et humaines. Une maltraitance qui a fini par attirer l’attention de tous.


Si des décennies de débordements industriels et commerciaux l’ont mis à mal, l’arbre ne cessa pourtant jamais d’habiter l’imaginaire des poètes et des artistes. Des pommiers en fleurs (1912) de Piet Mondrian, qui initieront un langage plastique précurseur de l’art abstrait, à ceux (2020) de David Hockney, qui s’élaborent et se diffusent à l’aide d’une tablette numérique, les représentations de l’arbre aux XXe et XXIe siècles révèlent autant les croyances et les aspirations d’une époque que de la relation entretenue par ses contemporains avec la nature, la science et la technique. L’art contemporain a fait de l’arbre un terrain d’expression de la sensibilité humaine et de la compréhension du monde. S’il l’a délaissé en tant que sujet d’observation purement naturaliste, il l’a investi comme miroir de l’artiste lui-même. L’arbre devient alors le matériau même de l’expérimentation artistique. En vue des prochaines Conversations sous l’arbre, au Domaine de Chaumont-sur-Loire, Olivier Kaeppelin a accepté de dévoiler quelques-unes des réflexions qu’il partagera à propos du thème de la manifestation : « De l’importance des arbres ».

ArtsHebdoMédias.Quand vous entendez le mot « arbre » quelles sont les premières images ou premiers souvenirs qui vous viennent à l’esprit ?

  • Olivier Kaeppelin. – Je dois avouer que le premier souvenir qui me vient n’est pas en lien direct avec la nature mais avec une représentation de cette dernière. De manière générale, si je pense « nature » ce sont des images de films ou des vers extraits de poèmes que mon esprit convoque. Ainsi, se dresse devant mes yeux l’unique arbre mort de Dodes’kaden d’Akira Kurozawa ou les arbres à kakis de La Femme des sables, poignant et philosophique récit écrit par Abé Kôbô et magistralement filmé par Hiroshi Teshigahara. C’est peut-être étrange, mais c’est ainsi. Les images qui me viennent sont magnifiques mais elles soulignent que la vie est une lutte et la mort un passage obligé. Elles sont du côté de l’inquiétude, comme autant de memento mori. Ceci dit, je n’oublie pas non plus que je suis né au Brésil et que j’y ai grandi jusqu’à l’adolescence. A cette époque, il n’était pas question de déforestation ou de prédation des ressources naturelles, telles qu’elles se présentent aujourd’hui. Je me souviens des baobabs – je ne sais s’ils sont nommés ainsi en Amérique du Sud –, qui servaient de repères dans la forêt. Souvent les autochtones faisaient place nette autour d’eux pour souligner leur puissance et le respect qu’ils leur portaient. L’arbre était a minima animalier, quasi personnifié. A posteriori, je vois dans ces images la puissance de l’arbre et le crime que c’est de ne pas la considérer.

Et du côté de l’art, quelques souvenirs…

Nombreux évidemment. Par exemple, j’ai toujours trouvé magnifiques les mystérieuses et magnétiques forêts du Douanier Rousseau, dont on ne sait ce qu’elles recèlent. Beaucoup plus proche de nous, celle de David Claerbout. Une vidéo, que j’ai présentée à la Biennale de Busan, en 2014, m’a beaucoup impressionné. Le regard pénétrait dans une forêt à la beauté extraordinaire, percée selon différents angles par des rais de lumière, qui faisaient naître un sentiment d’étrangeté. L’œil finissait par comprendre que les ombres étaient fausses, que la forêt était une construction numérique. Puis, l’artiste dézoomait l’image en quelque sorte et nous apercevions un petit bois de rien du tout au milieu d’un champ cerné par un réseau autoroutier. La mémoire s’activant, je pense aussi à la première longue émission que j’ai faite à la demande d’Alain Veinstein pour les Nuits magnétiques. Il m’avait demandé d’y développer un thème, j’ai choisi la forêt.

Travel, 1996-2013
(arrêt sur image), HD animation, color, stereo sound, 12 min. ©David Claerbout

Vous souvenez-vous pourquoi ?

A vrai dire, il me semble que je poursuis une certaine obsession… J’ai certes un rapport heureux et direct avec la nature, comme certains de mes souvenirs en témoignent, mais au fond le sujet qui m’habite est celui de la représentation. La forêt que j’avais abordée, dans cette émission de cinq fois une demi-heure, était symbolique et venait soutenir une pensée plus large. Pour moi, la culture est plus vivante que la nature. Malgré le renouvellement des saisons, malgré les feuillaisons et les floraisons, je vois plus de créativité et de vitalité dans la création assumée et la culture que dans la nature. Il y a quelques années, j’ai fait une exposition au château de Biron avec des œuvres appartenant à la Fondation Maeght et c’était déjà le propos. Il y avait le végétal, le minéral, l’animal et la poétique. Le propos n’était pas affirmé mais souterrain. Ma proposition suggérait que la représentation de la nature, les légendes, les contes, les rêveries… qui l’habitent, est plus vivante que la nature elle-même.

Ne craignez-vous pas en affirmant cela de vous attirer les foudres de certains ou, a minima, de déclencher leur incompréhension ?

Je pense que la nature est une pensée de la nature, que la réalité n’est qu’un lexique, peu intéressant, suite de désignations. Le réel m’intéresse, c’est-à-dire ce mouvement vivant qui existe entre nous et ce qui nous entoure. La philosophie dirait : entre le sujet et l’objet. Bien entendu que la nature existe en tant que telle mais nous ne la connaissons que par notre interprétation. Et c’est bien ce qui a fait le malheur de cette nature car nous avons eu des pensées totalitaires, des interprétations arbitraires, intéressées économiquement, idéologiquement, qui ont largement contribué à sa destruction. Si la nature était un étant donné magnifique, pourquoi les hommes, s’ils ne l’avaient pas interprétée, l’auraient-ils négligée, attaquée, détruite comme ils le font aujourd’hui ? Ce que j’essaie de dire, c’est qu’il n’y a pas de nature sans interprétation de la nature. Alors peut-être qu’à partir du moment où elle est le lieu où nous pouvons nous confronter à la vie, à la mort, à la beauté, au pouvoir, à la puissance…, un lieu habité par des symboliques, nourri de légendes, peut-être pouvons-nous mieux la considérer ?

Volvent, paysage de la Drôme.
©Olivier Kaeppelin

Votre idée serait-elle que nous nous devons finalement de réhabiter la nature, la réinvestir culturellement pour mieux la comprendre, la respecter et la préserver ?

Oui, c’est pour cela que je m’intéresse beaucoup à des textes comme ceux de Vinciane Despret et de Baptiste Morizot, qui tous deux s’intéressent à la relation que l’homme entretient avec les vivants, qu’ils soient oiseaux, ours ou lombrics. Je dois dire aussi que la nature existe de manière très forte chez moi à travers des auteurs tels qu’Henry David Thoreau, Herman Melville, ou encore Hermann Hesse. Sans oublier Victor Hugo et son regard sur la mer. Je pourrais évoquer l’automne, les promenades à cheval dans les forêts jurassiennes, etc. Une partie de l’année, j’habite un pays splendide, la Drôme. Tout près de chez moi, il y a une montagne si belle que parmi les prénoms de ma fille, il y a son nom : Angèle. Je pourrai donc vous parler longuement de ses alpages, de ses prairies un peu roussies, aplaties par le vent…

Finalement, nous ne sommes pas obligés de choisir une attitude et de nous y tenir.

Effectivement, il est possible d’embrasser les arbres sans pour autant cesser de les interpréter. Louise Tilleke, par exemple, est une artiste qui peint la nature, en fait le lieu d’apparitions et d’interprétations, tout en ayant un rapport direct avec elle, un contact physique qui lui transmet de l’énergie, affirme-t-elle. Je me souviens notamment d’une vidéo réalisée au Fresnoy où elle apparaît attachée à un arbre par un fil électrique relié à la terre. Le film se déploie comme une parabole, il est aussi un clin d’œil à Nikola Tesla, qui pensait que si on avait suivi ses idées, il n’y aurait pas eu besoin de vendre l’électricité pour la produire mais que la nature aurait pu seule s’en charger. Cette relation très incarnée, cette capacité à s’aboucher avec la nature, existent dans certaines philosophies, pratiques artistiques comme la danse, par exemple. On peut penser aux idéalistes du Monte Verità sur lesquels Harald Szeeman a beaucoup écrit. Je me souviens aussi avoir exposé des témoignages de performances réalisées par l’artiste surréaliste Hélène Vanel, surnommée L’iris des brumes. Des films montrent cette danseuse classique évoluant nue dans la nature. C’était à la même époque que les expériences au Monte Verità, dans une atmosphère liée à des gens comme Isadora Ducan. Mon expérience de la nature est différente, elle passe avant tout par le regard. Quelle que soit la beauté du coucher de soleil, les rais de lumière dans la forêt jurassienne, le déplacement de l’ombre et de la lumière sur Angèle, la nature est toujours pour moi une interprétation.

Sous la forêts, les vies, Domaine de Chaumont-sur-Loire, 2023.
©Fabrice Hyber, photo Éric Sander

L’arbre revient en force aujourd’hui. Il est l’objet de nombreuses attentions, le sujet de multiples représentations. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

C’est vrai que l’arbre est très présent aujourd’hui sur le terrain de l’art. Nous avons déjà parlé de David Claerbout et de Louise Tillke, nous pourrions évoquer de très nombreux autres artistes qui ont intégré dans leur réflexion picturale des préoccupations en lien avec la nature. Citons Toni Grand, Damien Cabanes, Philippe Cognée, Gérard Garouste, Pascal Convert, Markus Raetz, Andy Goldsworthy… Et aussi, bien sûr, Fabrice Hyber, qui vit la nature au plus profond de lui. Je le connais depuis longtemps et me souviens de ce qu’il disait de sa jeunesse, de la Vendée, de sa famille d’agriculteurs. Son œuvre est formidable, car elle n’est pas qu’un jeu formel. C’est une chose vécue. D’une certaine manière, l’arbre est son corps. Hyber s’est beaucoup intéressé à sa croissance, au rhizome. Il l’a dessiné, l’a transformé en installations, a choisi volontairement le vert pour son Homme de Bessines, vert comme une végétation, corps traversé par l’eau. De façon plus générale et pour revenir précisément à votre question, toutes ces représentations disent beaucoup sur notre société à bout, exsangue à force de répéter. La culture est une chose dangereuse quand elle n’est faite que de répétitions du même. Il m’arrive parfois de ressentir une certaine indifférence face à des positions esthétiques qui s’autoproclament nouvelles et ne font en réalité que singer le nouveau. La répétition n’a pas de vitalité, pas de force vive. Pourtant nous vivons dans une société qui en fait une promotion outrancière à travers le branding, la communication, le statement…, à croire que si l’on ne répète pas, rien n’imprime… Ce que nous apporte l’arbre, la nature, c’est l’expérience de tout le contraire, car, malgré la répétition des saisons, l’arbre se renouvelle en profondeur. Toujours arbre mais différent. Il est une expérience sensible qui devient un objet d’interprétation traversant tous les cycles de la vie.

Pour finir, quelques mots sur l’expérience très singulière d’une forêt en plein désert ?

Si j’ai commencé par vous parler d’arbres morts, c’est probablement que mon interprétation convoquait le contraire. Au fond, c’est peut-être un sentiment constant chez moi que cette obsession du vivant contre le mort. Je vais donc vous raconter cette expérience dans le désert de Mongolie-intérieure, un grand moment pour moi. Dans cette région, les arbres vivent 100 ans, puis ils meurent, restent debout 100 ans de plus avant de se dessécher au soleil et de se briser au sol. La vision est extraordinaire. C’est là, dans cet endroit balayé par des événements climatiques extrêmes que Liu Shangying avait décidé non seulement de peindre des toiles immenses, mais également de les exposer. Nous avons donc dressé les peintures dans cette forêt d’arbres morts. La vie, qui avait quitté les arbres, inondait les tableaux. C’était quelque chose de merveilleux, une expérience profonde ressentie par tous les membres de l’équipe. De ces troncs et branches blanchis tels des os, jaillissait sur les tableaux une incroyable énergie vitale. La vie ne s’éteint jamais, elle se transmet, elle vagabonde.

Liu Shangying peint dans une forêt d’arbres morts en Mongolie-intérieure.
Image du catalogue de l’exposition dont Olivier Kaeppelin était le commissaire. ©photo Liu Shangying

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Image d’ouverture> Ici n°4, Louise Tilleke, 2023, toile exposée lors de l’exposition Avec la lumière (commissaire Olivier Kaeppelin), à la Galerie Guillaume, en juin 2023, à Paris. ©Photo MLD