mardi 6 décembre 2016

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Intempéries

, Jean-Yves Cousseau

Jean Yves Cousseau est engagé depuis de nombreuses années dans une démarche artistique liée à la photographie et expérimente, au fil des expositions, des publications et des commandes, d’autres supports et modes d’expression telles que la vidéo, l’installation et l’oxydation

Intempéries, projet initié au début des années 1990 par Jean Yves Cousseau [1] en grande complicité avec les auteurs, n’avait finalement jamais pu voir le jour ; de courts extraits en ont paru à l’occasion de l’exposition éponyme de Jean Yves Cousseau à Marseille, dans le Cahier du Refuge n° 17 du cipM, en 1992. Sa pertinence, sa force font qu’aujourd’hui il semblait naturel de le publier dans la collection « Ligatures », à peine repris, dans la même complicité initiale.

C’est en parfaite résonance que se situent les trois auteurs par rapport à la photographie de Jean Yves Cousseau. Si son univers forme une unité — ou continuité pourrait-on dire, tant l’artiste s’est déplacé au fil des années tout en visitant et revisitant toujours les mêmes thèmes (des photographies plus récentes ont rejoint les plus anciennes) —, il est ici décliné en trois séries permettant à chacun des auteurs de s’y immiscer avec sa voix singulière. Et ce sont alors quatre voix qui alternent pour dire le mauvais temps à l’œuvre de toute vie (intempéries), mots et images suivant le même fil tout en conservant leur autonomie ; résistant au temps qui ronge, à la fatalité, à la disparition ; se glissant pour cela dans les interstices de tout ce qui vit, bouge, se transforme — jusqu’avec intempérance (abus, excès, certes, mais également liberté excessive, souvent associée au langage…).

Dans « Ce qui est passé par ici, qui repassera par là », Éric Audinet [2] associe à une série d’images proposées en polyptyques neuf sentiments, selon sa définition dans le vocabulaire de la chasse : « l’odeur de la bête, qui demeure après son passage ». Neuf micro-récits sont ainsi tissés de ce qu’il reste du regard sur cette série d’images, un élément visuel, une couleur, dans son sens le plus riche – une atmosphère. Chacun résonne en écho, plus ou moins décalé, toujours distancié notamment par le ton du narrateur-observateur déroulant de vrais/faux souvenirs – la plupart des textes déclinent des références cinématographiques ou littéraires, de Destination Zebra station polaire à Cassavetes en passant par Madame Bovary – et le Guide bleu Hachette… En point d’orgue, peut-être, le « sentiment du monde pas encore commencé » : finalement, « rien encore n’est arrivé ».

Comme une boutade adressée à Éric Audinet, Tom Raworth [3] intitule sa série « Pense un titre »… C’est sur un rythme staccato, un phrasé en notes détachées (ou « piqué »), qu’il répond aux photographies proposées en diptyques cette fois, toutes relevant très clairement de la vanité (négatif rayé, carcasses de boucherie suspendues à des crochets, nu courant entre les arbres comme suspendu dans le temps…). De courts vers, très sonores (il nous a semblé important de donner, en regard de la traduction de Marie Borel et Jacques Roubaud, la version originale anglaise en ce qu’elles ont, forcément, chacune leur « musique »), « quelques syllabes fracassées » à la fois sans attache et intimement reliées aux images, qui disent les débris, les rebuts, les traces, les reflets, la chair vivante et morte, bleu glacial et rouge feu, les griffures du temps, « la radiation d’un éclair orange / englouti dans le vide », l’« étoile éteinte / disparaissant dans le noir / souriant à la tête de mort ».

Sarah Clément [4], elle, face à l’inéluctable, propose l’attitude du « Bluff », d’« impressionner l’adversaire en lui faisant illusion » (de donner le change ? – on peut, en écho au sentiment, penser à la terminologie cynégétique…). Sans illusion. Le récit est construit sur deux voix, un il et un je féminin, ponctuées d’une ou plusieurs voix off, en italique. Mettant en scène comme les photographies une dérive nocturne (images d’ombres, de passants, anonymes échoués sous les néons de la ville, trottoirs luisants, cafés ou sex-shops…), dans les mêmes lieux alternativement (mais ce fut ensemble), un homme et une femme croisent les mêmes personnages – « la Blonde » « accoudée au comptoir, en vrac », un capitaine irlandais saoul –, jouent les mêmes scènes, redoublées, dans l’étirement d’un temps pourtant réduit à deux nuits à peine séparées par un jour (malgré l’introduction de dates pour le « journal » de la femme, qui, non chronologiques, annoncent une durée bien plus longue). Comme en boucle, pour conjurer l’ennui (« il ne sait plus quoi faire, longtemps », au début et à la fin), des situations plus ou moins absurdes, pour le moins loufoques – bluffantes –, et d’autres d’une terrible banalité. De nombreuses répétitions dans le texte appuient cette lancinance, comme la métaphore de la mer, tout au long, qu’elle soit enfermée dans une boule neigeuse en plastique ou dans le bassin d’un parc, qu’elle soit dite par le Capitaine ou par la météo marine, ou qu’elle tombe en larmes « salées ». Là encore, les mots, « au brouillard de la nuit, nous racontent d’incroyables victoires. À l’évidence du jour, ils diront nos défaites, inexorablement. »

Notes

[1Jean Yves Cousseau, né en 1953, a exposé à de nombreuses reprises, tant en France qu’à l’étranger ; début 2017, une exposition personnelle lui sera consacrée à la Maison européenne de la photographie à Paris. Il a également publié plusieurs livres, dont Lieux d’écrits (éditions Royaumont, 1987) ou Manière noire (éditions Fage, 2006), et plusieurs catalogues ont été consacrés à son travail, dont Quantités discrètes (Musée/muséum de Gap/éditions Fage, 2007). Il a déjà collaboré à plusieurs livres d’artistes aux éditions : trois avec Sarah Clément, ainsi que Élégie à la mémoire de trois étrangères (avec Jacques-François Piquet, 2005), Sommes (avec Jean-Pascal Dubost, 2011) et, tout dernièrement, Petite épopée urbaine (avec Édith Azam, 2015).

[2Éric Audinet, né en 1958, vit aujourd’hui à Bordeaux, où il dirige les éditions Confluences depuis 1994. Il a publié une quinzaine de livres, récits ou poèmes depuis 1983 : La Vie à la campagne, Élégie 89, 7 suites marseillaises en attendant la guerre et Une difficile expédition (tous aux éditions Spectres familiers), Je cherche un livre (William Blake and Co, 1991) ou encore Les Derniers jours de Venise (1996-1999) (Farrago/Léo Scheer, 2002) et, en 2016, Bande-Annonce (collection « Le Refuge en Méditerranée », cipM). Il a également publié en revues (Action poétique, Banana Split, Atlantiques, Impressions du Sud, Esprit, etc.), dans des anthologies ou des ouvrages collectifs.

[3Tom Raworth, Anglais naturalisé Irlandais, né en 1938, a publié depuis 1966 plus de quarante livres de poésie, prose ou traduction dans divers pays et participé à de nombreux festivals de poésie en Europe et dans le monde (lectures ou performances, seul ou avec des écrivains, des artistes ou des musiciens comme Franco Beltrametti ou Steve Lacy). Deux anthologies (non exhaustives) ont paru en Angleterre, de ses poèmes en 2003, de sa prose en 2009. En France, il a essentiellement été traduit par Marie Borel et Jacques Roubaud ou Pierre Alféri, aux éditions Spectres familiers et La Tuilerie tropicale (dont Frissons apparents, Six jours & six poèmes et Prétense, 1988, ou Le Filon, 1991), ou aux éditions Créaphis (À vide, 1994). Il a également publié dans des revues comme Action poétique, Banana Split, PO&SIE, zuk ou Invece.

[4Sarah Clément, née en 1963, a publié jusqu’à présent de petites formes, essentiellement en complicité avec Jean Yves Cousseau, dont trois livres d’artistes aux éditions : Juin juillet peu importe (2002 ; rééd. 2016), Rien à dire (2006) et Une pierre dans mon jardin (2008), deux textes dans Lieux d’écrits (1987) et Quantités discrètes (2006), ainsi que dans D’un bout à l’autre d’un signe (recueil, à l’occasion d’une exposition de Marc Charpin, Saint-Étienne, galerie Louis Caterin, 1988).

Intempéries
Photographies : Jean Yves Cousseau
Textes : Éric Audinet, Tom Raworth et Sarah Clément

Collection « Ligatures »
94 pages, 15 x 25 cm / 66 photographies, quadrichromie
Poésie / Parution : novembre 2016
Isbn : 978-2-917751-70-1 / Prix : 25 euros
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