jeudi 2 février 2017

Accueil > Les rubriques > Cerveau > Infini dispersé

Infini dispersé

Photographies d’Enrico Di Nardo

, Enrico Di Nardo et Jean-Louis Poitevin

Enrico Di Nardo est chercheur en physique appliquée au cerveau et il travaille sur la mémoire. Enrico Di Nardo est photographe orienté mystère par saisie plastique de tensions palpables non dicibles.

Les images

Les images présentées ici sont une partie d’un ensemble pensé et constitué comme un livre. L’une après l’autre, ces images nous trouvent à la fois fascinés et démunis et nous laissent surpris et interrogatifs. « Aucun lieu nulle part », tel pourrait être le « nom » de cet endroit inconnu où règnent ombre et mystère, brumes et lumières aveuglantes, animaux errants et ambiance sinistre, antennes-radars géantes et néons fatigués, ânes en groupe et camion déchirant la nuit comme un navire l’océan de l’oubli, mais aussi des plis et des traces, signes de la présence des hommes restant pourtant non montrés parce que d’une certaine manière invisibles ici.

Et pourtant quelque part

Oui, il se peut que la vie soit un songe. Nous nous efforçons d’y croire comme à un soulagement. Il se peut, si nous obtenions des preuves palpables et définitives de la consistance d’étoffe du « dur » qui nous entoure, que nous plongions alors dans un désespoir infini. En attendant, nous inventons des images dont la consistance est telle, qu’elles transforment, ces images-là, le rêve en objet transitoire.
Rêver c’est se tenir attentif sur le seuil qui se dessine lorsque l’on marche, hésitant, entre l’effacement de la réalité dans la brume du temps et l’assomption du visible dans l’infini dispersé des points lumineux du cosmos.
Alors, oui, nous sommes bien quelque part. Et pourtant ce quelque part n’a pas toujours existé. En tout cas pas comme lieu qu’il était possible de parcourir à pied ou en voiture, d’ensemencer, de peupler de constructions étranges, d’animer de feux clignotants, de déchirer de stries, ces griffures qui témoignent que l’homme, devenu invisible, n’est peut-être pas encore mort ou alors pas depuis longtemps.

Il était une fois

Déjà les romains s’y essayèrent, mais n’y parvinrent pas. Puis vint un certain Alessandro Torlonia, aristocrate et banquier romain qui investit une fortune pour assécher le troisième lac d’Italie, un lac particulier puisqu’il était seulement alimenté par la fonte des neiges et n’était donc pas relié à un système naturel d’écoulement des eaux, ce qui rendait l’occupation de ses rives difficile pour ceux qui en avaient pris possession.
Après 22 ans de travaux, près de quate mille ouvriers travaillant chaque jour, en 1877 donc, il parvint à assécher le lac par un réseau de canaux. Il libéra ainsi un territoire qui n’existait pas, puisqu’il était sous l’eau, invisible et inaccessible, et venait donc au monde tel un nouveau né. Il devenait un territoire cultivable immense de 140 Km2. Il est vrai qu’un système de pompe doit fonctionner en permanence. Les romains, qui avaient creusé le sol, ne purent parvenir à l’assèchement complet en leur temps, certains canaux taillés dans une roche trop fragile s’effondrant régulièrement et bloquant l’évacuation de l’eau.
Alors sont apparues, telles une ombre portée de la terre qui se soulève en émergeant d’une sorte de néant, des terres vite transformées en champs et encore en champs. Mais ce qui importe pour Enrico Di Nardo, c’est ce qu’il y a en plus des cultures de pommes de terre, betteraves et carottes : des endroits aux allures de mauvais rêve, des maisons pour les journaliers, des routes vides, des zones couvertes de déchets, des maisons ou des hôtels aux néons baveux, des êtres singuliers, ânes en liberté, chiens errants, des antennes satellitaires, des fourrés inhospitaliers, des feux soudains, des objets sans propriétaires.

L’ombre du secret

Et, le jour comme la nuit, attiré par son mystère, Enrico Di Narda est allé le hanter, fantôme voyeur, voyant et visionnaire d’un royaume peuplé d’ombres errantes et de lumières aussi aveugles qu’aveuglantes.
C’est donc en un point précis de l’espace-temps que nous entraînent les images d’Enrico Di Nardo. En effet, ce lieu se situe au centre exact de l’Italie qui est aussi le centre d’écoute de la musique des sphères.
Car il y a l’histoire du lac, de son « invention » et il y a ce qui se passe ensuite. Ce qu’il est devenu, c’est l’endroit dans lequel se trouve la plus grande base d’écoute et donc d’antennes satellitaires d’Europe. Ici, on tend l’oreille vers les hommes mais aussi vers le ciel. On cherche à percer leurs secrets, secrets d’alcôve pour certains, secrets d’état pour d’autres et pour tous, secret encore bien gardé de la situation réelle du système solaire et de l’univers évoluant l’un et l’autre à grande vitesse. Ce temps si immensément lent pour l’homme fait qu’il désespère avant de disparaître comme espèce, de connaître le secret de sa cosmique naissance.

Sensations post-historiques

L’histoire, en un sens n’a pas de prise ici. On est sur un territoire très jeune, sur un sol très ancien, dans une situation de quasi-secret, bref, on est au cœur de la situation caractéristique actuelle que l’on peut nommer la post-histoire.
Ceux qui ne croient pas que quelque chose comme cela existe vraiment n’ont qu’à regarder ces images. Tarkovski, par exemple, était déjà parvenu avec Stalker à en révéler l’existence. Enrico Di Nardo, lui, par un ensemble de photographies, nous ouvre la porte non sur le mystère ou le secret en tant que tels, mais sur le fait qu’ils nous apparaissent l’un et l’autre comme impossibles à percer.
Ce qu’il photographie n’existe pas comme « objet » mais comme « sensation », comme « impression », comme « tremblement subjectif » dû aux vibrations émises par ce lieu. Ici la terre est à la fois vivante et fantomatique, abandonnée et malade, mystérieuse et angoissante, sublime mais inquiétante.
Car d’une certaine manière, dans les images d’Enrico Di Nardo, ce sont les bâtiments et les choses qui émettent la lumière dans laquelle ils baignent, que ce soit des fanaux qui trouent la nuit, ou encore des flammes sans « origine ». Le néon incomplet du mot « hôtel » ou le prénom « Andrea » s’inscrivant dans une nuit de carnaval désespéré provenant, on le devine bientôt, d’un camion dont il faut dire pour une fois avec raison qu’il est en même temps présent et absent de l’image, toutes ces émissions lumineuses sont reçues et vécues comme étant des doubles terrestres des informations en provenance du ciel que captent les grandes oreilles des radars dont quelques-uns sont visibles ici.
Alors, c’est une sorte de blanc jaune qui domine l’image. Mais c’est surtout la cohabitation entre des éléments de grande valeur technologique et des tuyaux banals, éléments d’un chantier infini et pauvre, qui intrigue.
Enrico Di Nardo voit et lit, découvre et déchiffre, délimite et fait exploser, révèle et dissout, nous émerveille et nous transporte jusqu’au seuil de l’angoisse. Ce mélange ou plutôt cette co-présence dans un même espace d’entité aux caractéristiques si divergentes est bien la signature du monde dans lequel nous vivons.
Cette association d’éléments hétérogènes et pourtant tous produits par l’homme, constitue l’équation de base de la post-histoire. Lautréamont déjà avait perçu l’existence d’un beau hors norme, celui engendré par « la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! ».
Ici, sur ce lac évanoui de Fucino, c’est la rencontre d’une vie matérielle dure et d’un rêve fou, celui de parler avec les étoiles, qui a lieu. Car c’est bien du mystère de l’engendrement des choses et des êtres que nous rapprochent ces images qui font d’un paysage de science-fiction le moment de l’apparition renouvelée de la question de savoir d’où finalement chaque chose « procède ». Ce « concept » alimenta une rude querelle théologique.
Ici, il devient un message brut que personne ne semble en mesure de déchiffrer mais qu’Enrico Di Nardo, lui, perçoit et dont il nous donne à voir les arcanes.