dimanche 24 mai 2015

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Il y a plus de feux que d’étoiles !

Conversation entre Michela Sacchetto et Michel Couturier

, Michel Couturier et Michela Sacchetto

Cette conversation tourne autour de deux séries de travaux que l’artiste Michel Couturier a entamé au début des années 2000, issus d’une recherche sur l’espace public et les signes que l’on y trouve. Avec ces deux séries, l’artiste rejoue certains détails du paysage urbain, en proposant, comme dans une logique intertextuelle, plusieurs lectures de leur présence.

Périphéries est une série d’affiches publicitaires 120 x 170 cm où apparaissent des vues de parkings de supermarchés et de lieu périurbains, sur lesquelles viennent se greffer des énoncés inspirés de Dialogues avec Leuco, conversations mythologiques écrites par Cesare Pavese au lendemain de la seconde guerre mondiale. Une deuxième série, cette fois de dessins, trace les silhouettes de certains éléments verticaux du décor urbain. Dans les figures à l’encre de chine, à la peinture noire, à la craie sèche et au pastel gras, on reconnait des panneaux publicitaires, des poteaux d’éclairage ou encore des poteaux électriques tels que l’on en voit alignés dans les pôles logistiques le long du périphérique.
Les deux séries seront exposées au Musée de la Photographie à Charleroi à partir du 22 mai 2015. Le titre de l’exposition, qui est aussi le titre de la conversation, est extrait de
Dialogues avec Leuco. Il évoque une situation nocturne où on constate que l’économie des lumières est inversée : l’artifice a pris le dessus sur la nature.

* * *

Michela S. : L’exposition que tu t’apprêtes à présenter au Musée de la photographie opère un retour sur deux de tes séries. Je trouve intéressant que l’on commence par parler du regard rétrospectif qui habite tes dessins et tes compositions de photos et de textes. Ces œuvres font surgir dans le présent de l’image un tas d’autres images et de discours passés. Elles nous plongent dans une temporalité hybride, qui me rappelle celle qu’on retrouve dans certains films néoréalistes ou dans les fêtes foraines. Cela, je dirais, par le biais du montage dans les affiches et de l’isolement et du rendu approximatif des figures dans les dessins.

Michel C. : Dans la série d’affiches, plusieurs temps, plusieurs époques se rencontrent et s’entrechoquent. Je perçois ou plutôt j’imagine que des temps et aussi des lieux différents se superposent sur les parkings des supermarchés comme s’il s’agissait d’un lieu particulier, un temple, un bois sacré ou que sais-je et où aurait lieu un moment crucial de l’existence, où seraient prononcées des paroles décisives. Les sentences écrites sur les affiches ont pour origine la mythologie grecque : des récits immémoriaux fixés d’abord dans la littérature antique. Ils ont été revisités au milieu du XXe siècle par Pavese pour décrire la situation politique qui lui était contemporaine. Dans les Années 70, les cinéastes Straub et Huillet ont mis en scène le texte de Pavese. L’idée d’entamer un travail avec de telles références a été au départ une boutade. C’est devenu ensuite un outil pour travailler sur ces lieux, pour leur arracher quelque chose comme un aveu. Ouvrir une sorte de puits temporel dans le bitume du parking.

Michela S. : Tes images parcourent effectivement l’espace-temps de la mythologie grecque et celui de la mythologie marchande d’Auchan. Elles composent un paysage banal, en s’appuyant d’ailleurs sur des proportions normées par la tradition du genre de la peinture de paysage. Elles nous donnent à voir un décor que l’on reconnaît bel et bien comme le nôtre, dans lequel on peut lire les signes d’une rhétorique du pouvoir qui traverse les siècles. Un décor où se joue le retour éternel de la comédie humaine.

Michel C. : Je pense plutôt à l’aliénation contemporaine, aux limites de notre liberté. C’est peut-être une question éternelle mais c’est aussi une question politique. Mais je suis heureux que tu parles de comédie. Il y a un côté tragi-comique dans ces affiches qui pour moi est important. Le grand écart entre trivialité contemporaine et solennité et tragédie antique est bien évidemment un ressort comique. Il y a, comme dans le cinéma burlesque, un décalage, un déséquilibre. C’est quelque chose de plus que simplement rapprocher différents temps ou lieux comme deux termes dans une même phrase. Ça ne suffirait pas pour que ce rapport impossible fonctionne de manière intéressante. Il faut un élément assez étranger au lieu, au décor pour que ce que tu appelles les signes d’une rhétorique du pouvoir deviennent perceptibles.

MIchela S. : C’est de l’ordre de l’humour noir, de nous servir les drames de l’humanité sur une affiche publicitaire. Un humour qui se joue surtout à niveau du montage image – texte. Parlons donc de ce montage, ou mieux de comment les mythes prennent leur place là-dedans. Dans Dialogues avec Leuco, le mythe apparaît comme métalangage. Le passé, déjà inexorablement humain, habité par des hommes affairés à leurs dieux et à leurs peurs, parle du présent à travers la forme mythique. C’est le langage qui fait qu’on y a cru et qu’on y croit. On dirait que tu veux tester l’efficacité de ce langage. Comment résonne la forme mythique quand on se balade avec un caddie au milieu des allées ou nous attendent des tonnes de « promesses de bonheur » ?

Michel C. : Les marchandises dans les shopping malls ne sont pas des « promesses de bonheur » : elles nous déçoivent une fois qu’on les acquiert, elles nous frustrent si on ne peut pas se les payer. Les parkings de supermarchés me semblaient une sorte de quintessence de l’espace public, d’un état de la société, un peu comme Paul Nizan voyait la société européenne mise à nu dans les comptoirs commerciaux occidentaux d’Aden. Dans les bâtiments et sur les parkings des Auchan par exemple, un plan très précis semble contrôler précisément tout ce qui est visible, la présence de chaque objet, la forme du moindre petit buisson. C’est aussi un espace dans lequel la circulation des personnes autant que celle des véhicules est soumise à des règles strictes et régie par une signalisation omniprésente : on y circule dans un univers de signes contraignants. Internet, les codes wifi, les interfaces, les écrans sont une étape ultérieure de cette même aliénation de l’espace. Encore un mot à propos de la mythologie : reporter notre espace contemporain à celui de l’antiquité mythique, constitué de lieux sacrés, inconnus, interdits etc..., c’est une manière de jeter un regard sur notre place dans notre espace désenchanté, orthogonal, uniformisé où nous sommes sensés être libres mais où nous nous savons conditionnés et qui est travaillé par la propriété privée, les flux et les vitesses de circulation, sans compter les barrières, les frontières...

Michela S. : Dans les deux séries on voit émerger un parallèle entre design de l’espace et langage mythique. Je pense par exemple aux sujets de tes dessins, donc à ces structures verticales qui marquent le territoire avec une certaine rhétorique virile. Ta démarche de réduction des volumes à des surfaces noires, où l’on perd les détails de fabrication des objets, accentue un certain effet de naturalisation. Un poteau électrique ressemble à un pin maritime. Un panneau JCDecaux à un cactus. Ces landmarks prétendent se confondre à la nature, comme s’ils étaient là depuis toujours. La transition de la culture dans la nature est un des principes du mythe. Barthes nous dit que le propre du langage mythique, par effet de sa structure interne, est de faire que les choses finissent par simplement « signifier toutes seules ». Je suis tentée de dire aussi que les figures qui apparaissent dans tes dessins, un peu comme tes affiches, sont donc porteuses d’énoncés mythiques.

Michel C. : Les arbres, les champs, presque tous les paysages européens sont fabriqués, construits pour des raisons militaires ou de production agricole ou industrielle. Aujourd’hui, le paysage est inclus dans le design des espaces périurbains. Les objets que je dessine sont souvent liés à une forme réelle ou métaphorique de contrôle. Je les imagine porteurs de sens, au delà de leur fonction utilitaire immédiate et j’essaie de reconnaître en eux des signes, une explication. Mais c’est une position qui a quelque chose d’ambivalent car je ne veux ni ne peux enfermer l’objet dans un jugement avant de le présenter au regardeur. C’est donc encore une manière de les désigner, de les repérer et mais aussi de les comprendre, de les domestiquer, de les dompter, de les conjurer.

Michela S. : La domestication est une façon d’activer au niveau subjectif ou collectif tous ces signes qui poussent un peu partout. C’est un processus qui inclut la volonté critique bien sûr, mais aussi le jeu, et une certaine affection. On peut rattacher à ces signes des histoires de vie qui échappent tout à fait aux intentions de leurs producteurs. Si les signes sont notre paysage, on peut bien les remanier à notre sauce, en brisant les distances qui les sacralisent, pour en tirer des mythologies plus discrètes. C’est à ce « jeu contre jeu » que tu fais référence quand tu cites Italo Calvino en ouverture de l’édition qui reproduit la série des dessins ?

Michel C. : Il s’agit d’une fable moderne : Marcovaldo, Le bois sur l’autoroute. À Turin, dans les années 60, vit une famille pauvre et nombreuse. C’est l’hiver et les enfants sortent de la ville à la recherche de bois pour se chauffer. Ils arrivent au bord d’une autoroute bordée de publicités, un paysage qu’ils voient pour la première fois. Ignorants, ils prennent les objets publicitaires pour des arbres. La confusion est productive : ils se chaufferont effectivement avec. Ils ont exploré et domestiqué la forêt de publicités qui a pris la place de la forêt primaire. Ces enfants sont intrépides et bourrés de rêve et d’imagination. Ils sont motivés par un besoin impérieux : ne pas mourir de froid. Outre le caractère fabuleux de la confusion entre forêt et objets publicitaires, l’histoire décrit des scènes dignes d’un film de Buster Keaton. L’action des enfants de Marcovaldo est non seulement comique et merveilleuse, elle est aussi un véritable travail créatif de libération. Dans une situation sociale dramatique et injuste, c’est une lutte !

Michel Couturier
Il y a plus de feux que d’étoiles
23.05 - 06 .12.2015
Opening Vendredi / Friday 22.06 19h - 21h (7pm - 9pm)
Musée de la Photographie de Charleroi
Avenue Paul Pastur 11 - 6032 Charleroi - Belgique
Mardi / Tuesday – Dimanche / Sunday - 10h – 18h (10am – 6pm)
+32 71 43 58 10 - mpc.info@museephoto.be
www.museephoto.be

Michel Couturier
Galeries d’écoute, 2014
In situ installation
Les Halles de Philippeville, BE