samedi 29 octobre 2022

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Ibn El Farouk — Le deuil de l’Alètheia !

par Boujemaa Achefri, traduit par Mbarek Housni

, Boujemaa Achefri , Ibn El Farouk et Mbarek Housni

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L’exposition Au-delà au Musée National de Tissage et de Tapis Dar Si Said, marque la rencontre d’il y a dix ans, entre Ibn El Farouk et Hassan Sefrioui (galerie shart). Depuis l’aventure continue. L’exposition présente un ensemble de photographies expérimentales depuis la première collaboration jusqu’au aujourd’hui.

« ... Nous sommes écrasés par les choses. Il faut laisser à l’écriture le temps de s’en emparer. L’écrivain, comme l’historien, prête un sens au passé en lui donnant forme. L’écrivain ne cherche pas à être le témoin. Il est seulement à l’écoute des mots qui tracent son avenir. » Edmond Jabès

Il y a toujours quelque chose d’ajourné dans le travail photographique d’Ibn El Farouk. Quelque chose qui est à peine visible. Quelque chose qui donne à la vision et au voir, l’illusion qu’il y a à la fois une similarité et une différenciation.

Ce n’est pas une chose à proprement parler, mais une caractéristique qui n’a pas encore pris forme et lorsque le photographe la visualise, il montre ce qui est similaire et dissemblable dans la peau du tissu.

Ce qui est similaire et différent (séparé) dans cette substance gélatineuse, penchant parfois vers le jaune, et des fois vers le rouge, le bleu et le noir et… !? Ce qui est similaire et différent à la fois, c’est ce qui est ajourné pour un temps.

La peau fragile qui sépare le rêve du rêve les yeux ouverts, sépare l’illusion de la réalité, est ce sur quoi travaille Ibn El Farouk. Il œuvre dans « l’entre, en négligeant « l’avant » et « l’après » de l’image.

C’est une caractéristique spéculaire qui réfléchit ce qui a été ajourné dans les photographies qu’il a comme matériau. Autrement dit cet ajourné se reflète dans une œuvre autre, et ainsi l’opération de l’ajournement demeure un désir de perfection effectif jusqu’à l’infini.

Ibn El Farouk

Dans l’œuvre d’Ibn El Fraouk, vous ne trouverez aucune référence au réel. Parce que l’œuvre photographique est le réel lui-même après la destruction de tout ce qui est en liaison et avec l’image et avec le réel.

Les images des photographiques d’Ibn El Farouk ont l’apparence du tissu, à l’égal du tissu du texte. La photo-tissu se referme sur celui qui a confectionné le tissu ; La superposition est ruse et tromperie. L’absence de forme est une forme qui cache le processus d’effacement de ce qui rend la réalité tangible. La réalité imprimée sur les photographies ne véhicule rien ; C’est une réalité cachée.

Est-ce à dire qu’« il s’agit d’un glissement du réel, de sa mise en suspens où se perd tout sens immédiat : il est là sans être là, déréalisé, rendu indifférent, vide de sens [1] ».

Cette absence de forme ne peut exister sans une mort ou un suicide de la forme du réel. Devant cette situation, on se trouve alors face au « double » : l’un dans un autre, le mort/suicidé glisse dans le vivant, les aspérités reculent vers l’intérieur, le photographique peine fortement à empêcher la non-apparition de ce qui s’efface à la surface des supports.

C’est pourquoi, lorsque nous reprenons forme, nous sommes devant ce qu’Al-Niffari appelle « la différence [2] », ce que Maurice Blanchot décrit ainsi : « ... quelque chose est là, devant nous, qui n’est ni le vivant en personne, ni une réalité quelconque, ni le même que celui qui est en vie, ni un autre, ni autre chose... [3] »

Ibn El Farouk

Dans le bassin se trouve la matière du réel, dans ce qui va devenir une photo/fantôme. La matière, qui est sur le point de s’estomper, se décompose dans l’eau du bassin. Et lorsque les caractéristiques d’une chose donnée commencent à apparaître sur la peau du papier ou sur la plaque argentique, le réel s’est déjà transformé en simulacre.

L’œil voit : un trou apparaît dans l’eau du bassin, reflue à la surface du papier, la vérité de la chose en sort, et soudain tout disparaît. Ainsi la frontière entre la vérité et l’illusion devient une double tentation.

Mais alors quelle est cette chose qui disparaît en même temps que sa vérité propre ?

Voyons ce qu’il en est « ... la chose dans la genèse du moi est à la frontière entre un dedans et un premier dehors qui résulte de son rejet du dedans selon Freud, alors que pour Lacan l’intérieur est un pli de l’extériorité, d’où la notion d’extimité [4] ».

Tout ce qui est pris de/à l’extérieur, est abandonné à l’intérieur. Il me semble qu’Ibn El Farouk fait un travail d’épuisement de ce qui est destiné à être abandonné. C’est comme si, en faisant cela, il part à la pêche de cet instant où s’opère cette frontière qu’on ne peut saisir.

Ibn El Farouk

À quoi renvoient les tâches de couleur, ici, dans telle ou telle œuvre photographique ? À l’instant de l’effacement de la photo ? À l’instant de la pré-formation ? À la frontière séparant l’apparence et l’absence ? À l’instant de la décomposition de la chose captée entre le « Clic » et le « Clac » ?

Et nous voilà devant l’illusoire que la vision nous fait voir : des palimpsestes à la peau raclée, reflétant à peine ce qui demeure de cette opération de raclage ; des couleurs nébuleuses qui ne reçoivent pas ce qui brille en elles, ni de l’intérieur ni de l’extérieur ; des tâches où s’éparpillent en petites graines dorées et argentées comme des graines de sable dispersées sur des surfaces de volumes différents dans les photographiques d’Ibn El Farouk…

Dans le photographique d’Ibn El Farouk, nous nous trouvons, nous comme son œuvre, dans une position de vis-à-vis ?! Comme si quelque chose se détachait, comme si quelque chose n’est plus... une forte perplexité à l’égal de la durée de l’épuisement, un égarement qui occupe le lieu de ce qui (être ou objet) n’est plus existant dans ce qui est photographique. Il y a un monde qui se cache sous la peau des photographiques. Monde invisible niché dans les plis. Ibn El Farouk racle sa matière photographique à la lame jusqu’à l’épuisement.

Et donc « … il n’y pas de double sans dévoration, sans entame de ce qui, sans lui, aurait pu passer pour une présence pleine, autosuffisante : le double fait différer l’original de lui-même, le dé-figure, sollicite et inquiète ce qui sans lui pourrait s’identifier de façon simple, se nommer, se classer dans telle ou telle catégorie déterminée [5] ».

Ibn El Farouk

S’agit-il d’une photographie trop excessive dans son recul vers l’avant-formation de la matière ? Est-ce l’annonce de l’émergence d’une alternative à ce qui n’est pas encore formé : la trace de ce qui va advenir.

Les photographiques d’Ibn El Farouk nous offrent la possibilité de supposer la mort de la photographie, la possibilité d’annoncer le deuil de l’Alètheia : juste un œil sans rien à voir devant elle, rien sous la peau, rien à la surface ni dans les plis.

L’outil a disparu et il n’y a plus de « clic » ou de « clac ». Et au lieu de lever la main pour dire : vive la photographie, on dira : adieu la photographie...

Boujemaa Achefri

Traduit par Mbarek Housni

Ibn El Farouk
Ibn El Farouk

Notes

[1Sarah Kofman, « Mélancolie de l’art », revue fikr wa nakd, n° 3, traduit par Abdessalam Attawil.

[2« Alors j’ai créé la différence, et rien n’y est de moi et rien n’y est de lui », Abdeljabbar Al-Niffari, Le livre des stations, corrigé par Arthur John Arbery, les éditions Afaq, Le Caire, p. 4.

[3Maurice Blanchot, cité par Sarah Kofman dans son article « Mélancolie de l’art »...

[4Fathi Benslama, « La sublimation Jean-luc Nancy », in Lignes, mai 2022, p. 112.

[5Sarah Kofman, « L’art et la dépression... »