dimanche 30 janvier 2022

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Séminaire

Faire des Dieux ou inventer au plus de près de la schize — IV

Hans Bellemer et Unica Zurn ou Inventer à partir et avec de la schize

, Jean-Louis Poitevin

À travers une analyse du travail plastique de Hans Bellmer et de l’écriture de Francis Scott Fitzgerald, il s’agit d’explorer les modalités d’une approche créative au plus près de la schize et de voir comment la plasticité cérébrale permet d’inventer dans les parages du gouffre psychique.

Rappel de la fin de la séance précédente...

Quelles découvertes avons-nous faites ?

1. Que la schize bicamérale persiste, et que même décalée, même prise dans un nouveau schème spatio-temporel, non seulement elle existe dans le psychisme contemporain mais elle y joue un rôle en importance au moins aussi important que pour l’homme bicaméral, rôle qui même s’il est mieux vu n’en est pas moins mal pris en compte, pour ne pas dire occulté ou nié.

Nous avons vu que plusieurs sortes de schizes persistent,

a- celle qui sépare conscient et inconscient dans les modalités d’accès aux informations engrammées. On la nommera la schize freudienne.

b- celle qui sépare l’homme de lui-même, de son propre vécu, par le fait que les constructions internes fantasmatiques, les associations psychiques entre souvenirs vrais devenus faux ou reconstruits, bref transformés et ayant perdu finalement pour certains tout lien avec une trace du moment vécu. Cette schize on la nommera existentielle ou stieglerienne, car elle est portée et inscrite par l’existence indépassable mais rarement interrogée des rétentions tertiaires qui sont les productions techniques réalisées par les hommes qui lui permettent à la fois de mieux connaître tel ou tel aspect de la réalité et en même temps le mettent toujours un peu plus à distance d’une appréhension « directe » de cette réalité, celle qui, plus originelle, passe, comme on dit, par le corps.

Mais toutes passent par le corps. Ce sont les niveaux de complexités et les relations corps / instruments / techniques qui changent et transforment et il est difficile de prendre la mesure de qui se transforme dans ces si nombreuses boucles de rétroaction.

c- La schize qui sépare non pas l’homme de son vécu mais qui s’inscrit en lui-même dans le geste même de la constitution de la trace parce que devenant trace elle sépare le vécu de ce dont il est porteur, elle expose (au sens mathématique) la puissance d’exister en la rendant inaccessible, en ceci que toute trace même si elle s’inscrit, même si on peut en rappeler certaines, ne contient que des traces et non pas le geste même. On l’appellera la schize du perdu. Elle sépare l’homme du gouffre dont il est porteur mais elle le lui fait voir. Elle est source d’angoisse.

d- On notera que persiste malgré tout, la schize bicamérale, celle provenant de la césure entre les deux hémisphères qui n’est plus prise en compte en tant que telle et qui pourtant fonctionne toujours comme on l’a vu à travers le témoignage de Jill Bolte Taylor. Et celle-ci nous l’appellerons la schize marteau et levier !

2. Que les manifestations de cette schize à travers l’histoire connue de nous, artistique, religieuse, intellectuelle, etc., jusqu’à certaines de ces manifestations parmi les plus actuelles relevant toujours pour part de la bicaméralité, seront plus compréhensibles si l’on inclut ou si l’on part de cette dimension antérieure.

Et en particulier pour ce qui constitue le projet de ce séminaire, dans notre capacité à comprendre comment cette schize est à la source de création de « dieux » au sens que donne Bergson à cette expression que nous travaillerons par la suite, tant dans le christianisme et les autres religions du livre que chez les grecs post-homériques ou les penseurs du Moyen Âge ou d’après. C’est ce que nous ne cesserons de montrer à travers des exemples lors des prochaines séances.

La prochaine sera consacrée à une lecture détaillée du texte de F.S. Fitzgerald intitulé The crack up, La fêlure, donc.

3. Qu’il est possible de penser l’histoire, celle de la pensée, des arts etc. moins comme le fruit de la tension conscient-inconscient qu’à partir de la tension continu-discontinu. Car c’est elle qui active dans la bicaméralité, l’écart permettait aux dieux de se manifester et d’aider les hommes, se retrouve active dans le récit ou le poème. Nous reviendrons une autre fois sur cette question de la différence entre poème de type homérique et poème post-homérique. Ce qui va basculer, à partir de Simonide de Céos, c’est le statut du poème qui deviendra un moyen d’inventer des vies à des gens riches qui n’étaient en rien des héros puisque le poème sera écrit moyennant finance ! Le moteur de la narrativité bascule avec ce Simonide de Céos, qui est aussi l’inventeur d’une formule que l’on peut considérer comme l’une des premières sinon la première mettant en jeu une théorie de l’image puisque c’est à lui que l’on doit la formule qui deviendra célèbre dans sa version latine du ut pictura poiésis et qui en grec disait la chose suivant : « la peinture est une poésie silencieuse et la poésie est une peinture qui parle. » (Marcel Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, p. 186)

4. Qu’il est possible donc de tenter de comprendre comment on a inventé ou comment on a fait des dieux à tel ou tel moment de l’histoire à partir d’un triple travail qui est à la fois :
- généalogique
- historique
- analytique
- créateur de dieux
et ainsi d’examiner à travers des exemples comment s’est constituée, par un jeu infini d’errances et de retours, un jeu odysséen post iliadique en quelque sorte, l’invention de dieux, jeu qu’il nous faut élever à la hauteur d’une pratique à la fois consciente et exaltée ! Et c’est le coupe inhibition-désinhibition qui alors prend le pas sur les autres et permet d’approcher ces mécanismes de plus près.

Partie I : Hans Bellmer

A Petite anatomie de l’image : une lecture

À travers une analyse du travail de Hans Bellmer et en particulier de son ouvrage Petite anatomie de l’image (Ed Allia), nous explorerons les modalités d’une approche créative au plus près de la schize et verrons comment la plasticité cérébrale permet d’inventer dans les parages du gouffre psychique.

Un bref passage du livre d’Ansermet et Magistretti offre une transition parfaite pour en venir à une brève analyse de l’ouvrage de Hans Bellmer intitulé Petite anatomie de l’image.

Voici ce passage : « p. 215-216 »

Nous voilà installés de plain-pied dans un univers qui pour infantile qu’il soit, n’en est pas moins susceptible de perdurer dans l’existence de certains et de tisser sa trame lors même qu’ils sont, ces être-là, devenus, comme on dit, adultes. Nous y devinons que les frontières devenus poreuses, ou plus exactement appréhendées avant qu’elles ne sédimentent, permettent des rencontres, des associations, des inventions, des expériences mentales, imaginales ou imaginaires comme on veut d’une puissance hors norme, les déploiements de l’imagination pouvant on le sait bien atteindre et dépasser les expériences vécues dans la réalité.

C’est à une plasticité non pas neuronale ici, mais du corps lui même en tant qu’il est à la fois carte et image que nous sommes conviés.

J’ai fait une analyse détaillée de ce livre il y a longtemps lors d’un séminaire tenu les 5 octobre, 9 novembre et 7 décembre 2010 et publiés dans les trois premiers numéros de TK-21 LaRevue. Je vous invite à vous y reporter. J’utiliserai deux ou trois remarques qui s’y trouvent mais, aujourd’hui je ne vais pas me situer dans le champ d’un questionnement sur l’image et plutôt chercher la manière dont on peut envisager en suivant les méandres d’un corps pensant particulièrement actif et imaginatif, Faire des Dieux.

Ce qui importe, cette fois, c’est de dégager, en relation avec ce que nous avons vu la fois passée, ce qu’une expérience comme celle faite et théorisée par Bellmer, nous permet d’approcher de près, ce dont il est possible de faire l’expérience dans un champ non préalablement forclos dans les limites de la bonne conscience.

Dans son livre Bellmer le principe de la perversion (Ed. Jean-Pierre Faure, 1999), Pierre Dourthe apporte quelques informations importantes au sujet de la manière dont Bellmer a travaillé à ce livre.

Ayant échoué à le faire paraître chez Gallimard, le livre est publié au terrain vague par Éric Losfeld dans le cours de l’année 1957. Un long passage était déjà paru sous le titre anatomie de l’amour dans le numéro 4 de la revue Les quatre vents en 1946 !

Dans une lettre à Herta Hausmann, Bellmer note, parlant de son livre : « cela agace au fond tout le monde, parce qu’en plus je mélange pensée objective et froide avec des caprices et secrets d’ordre poétique, rien que pour prouver peut-être que, pour avoir un certain don poétique il ne soit pas nécessaire, d’emblée, d’être idiot en n’importe quel autre domaine. »

N’ayant guère connu qu’un succès d’estime, à sa sortie, malgré son côté plutôt « scandaleux », certains ont néanmoins perçu l’importance de l’ouvrage. Joë bosquet qui écrit « mon parti est pris après la lecture de votre texte net, acéré, purgé de tout lyrisme. Il me révèle le plan uni, froid métallique qui manquait à mon édifice » (op. cit. , p. 130). Breton, Man Ray qui répondit par l’anagramme IMAGE = MAGIE, et Lacan sauront réagir positivement à l’ouvrage.

Pierre Dourthe relève donc plusieurs points.

D’une part Bellmer s’est en particulier beaucoup intéressé au livre d’Otto Rank, Le double, un livre de 1914. Et chez Jaspers dans son livre Psychopathologie générale, il s’intéresse au 5e chapitre intitulé La différenciation de la vie psychique au concept de différenciation et au dédoublement du moi.

Deux choses nous intéressent en fait ici :

- le fait que la relation que le corps entretient avec lui-même et les autres corps se met en place à l’interface entre image du corps et schéma du corps, deux niveaux ou deux plans autour desquels s’articulent les relations perception-intégration en vue de la construction du moi.

- l’identification de deux pôles l’un nommé foyer réel et l’autre centre virtuel qui permettent de penser l’interaction entre les sensations sans s’appesantir trop sur la question de la mémoire et des traces.

Le passage p. 11 nous donne le ton de l’ouvrage dans ce qu’il cherche à formaliser et formuler, la constante mobilité des éléments du corps et donc des images qui se forment à la rencontre de sensations, de positions inopinées du corps et de curiosité psychique.

Le passage du réel au virtuel est, constate Bellmer, quasi immédiat et ce qui compte pour lui, « c’est de déplacé ce que Bernard Noël avait noté, mais aussi le dynamisme de l’opération, le flux, l’échange. » (D. p. 131)

P. 17-18 Ces passages nous montrent comment Bellmer conçoit ces échanges constants entre excitation réelle et excitation virtuelle. Ce n’est pas sans nous rappeler les enjeux liés aux traces et à la constitution du fantasme comme autonomisation des traces perdant leur relation à l’expérience qui les portait et qui, s’autonomisant pour devenir elles-mêmes des foyers d’excitation, pour parler comme Bellmer.

Mais ce qui nous importe, c’est ce qu’il en tire.

P. 23-24 Il montre comment, selon lui, se produit une amplification de phénomènes physico-physiologiques associés aux productions mentales qu’il génère le principe de ce mécanisme étant le dédoublement, une sorte non pas de reflet dans un miroir mais de scissiparité des perceptions réfléchies, répliquées, dupliquées, scindées et recomposées par le cerveau et renvoyées dans le flux des images traversant le corps pensant. Et comment cette amplification porte en elle le germe d’un dédoublement de l’individu entier.

Et nous retrouvons donc la schize, appréhendée sous un nouvel angle. Mais c’est bien d’elle qu’il s’agit à ceci près qu’elle n’est ici ni physique-mentale ni pathologique-psychique, mais l’effet de jeux de forces liées au désir, forces inhérentes au développement psychique d’un être qui ne naissant pas « tout fini », ne naissant pas tel un sujet parfaitement constitué, se retrouve en proie et la proie de phénomènes psycho-moteurs qui le portent le constituent mais surtout le dépassent. C’est ce que Bellmer nomme sensibilité et motricité.

L’autre corps apparaît dans la seconde partie du livre qui examine à travers la relation désirante homme femme comment se met en place une « image de soi ». Ces deux opérations se produisent sous les coups portés à la mécanique tremblante du corps, par la loi du désir.

La première touche le corps propre décrit ici à travers celui de la femme en tant qu’il est pris dans le jeu du désir que l’homme émet à son encontre, désir qui produit des excitations partielles ne conduisant pas à la formation d’une image globale complète d’un corps stabilité mais à la formation d’images partielles en constantes interactions en en constante mutation ou transformation.
P. 33-34. Mais tout cela est évidemment de l’ordre de la simulation, portée par une imagination qui se révèle capable de faire jouer des variations à l’infini n’étant pas limitée par un sujet constitué et figé, un sujet ayant en quelque sorte banni le désir.

Et nous voyons que ce qui importe c’est une opération hallucinatoire mais liée à une autre strate du désir une sorte de désir inhérent à chaque être qui est un désir cognitif celui de connaître en effet le monde qui le compose à savoir ce qui est caché par la peau, le monde des entrailles.

C’est une version nouvelle de la relation entre dehors et dedans que nous connaissons bien et qui est présentée dans le cadre d’un monde où la référence de départ, contre laquelle tout ceci est écrit et pensé, est la conscience ou le fait que l’homme est devenu un être avec une intériorité qui ne répond pas nécessairement à ses attentes en particulier en ce qu’elle n’est pas ni l’organe de la pensée ni celui de la décision. Mais il ne faut pas s’y tromper, il ne s’agit pas de l’intériorité psychique idéalisée, mais bien de l’intériorité « première », inconsciente pas au sens freudien mais au sens où le corps est traversé et acteur de forces qui ne sont en rien contrôlables par le moi ni par la conscience, et qui constituent le point d’interrogation indépassable pour chaque être.

La deuxième tend à la fusion entre moi et toi, entre l’homme et la femme, entre la mécanique désirante et les possibilités virtuelles qu’elle permet de mettre au jour par des jeux infinis de simulation. (p. 37)

De cette sodomisation du moi par le toi, de cette découverte de l’interchangeabilité des images du masculin et du féminin une loi se dégage, celle de la réversibilité. (p. 38)

Les deux plans, celui de l’expérience du corps et celui de l’hallucination d’images vécues, mémorisées et projetées, se recoupant se croisant indéfiniment en des combinaisons incessantes, déterminent un plan de consistance imageante commun, instable mais actif. Il se forme à la jonction des élans du corps et des formations imagées qu’il génère lorsqu’il ne se se saisit par encore lui-même comme une totalité non modifiable.(p. 39)

Et on comprend comment l’articulation dehors dedans opère à deux niveaux :

- de soi à soi, de son corps à l’invisible qui agit dans le corps. Cette tension génère un désir de savoir,

- et de soi à l’autre comme corps susceptible de venir mêler les images qu’il génère à celles que mon corps produit et qui, à eux deux, viennent consister dans et comme une nouvelle dimension, celle de l’image.

Que la réversibilité ait autant à voir avec les images qu’avec les mots ne nous étonnera pas. Mais nous ne reviendrons pas sur ce point largement développé par Bellmer, mais que nous avons déjà évoqué avant.

La troisième partie de ce texte intitulée la réalité extérieure, vient corroborer ce que nous avons vu avec Ansermet et Magistretti autour de ce qu’ils ont appelé avec Freud : le fantasme.

Bellmer ne le nomme pas ainsi, mais tout ce qu’il dit de cette image dynamique qu’il parvient à extraire de sa méditation tend à la rapprocher du fantasme.

Ce qui est en jeu, c’est l’articulation entre excitation et images-souvenir, entre expérience et traces, entre consolidation et métamorphose des traces jusqu’à ce qu’elles deviennent, de signifiant qu’elles étaient des signifiés autonomes. (p. 59)

En fait ce qui nous importe, c’est la présentation que Bellmer fait du psychisme en proie à l’interrogation sur les composantes et le fonctionnement de sa propre existence.

La conscience apparaît à la fois comme le réceptacle de départ puisqu’elle détermine les modalités de la réception perception ou du moins les modalités qui nous permettent de les penser.

Mais elle se découvre comme l’hôte de phénomènes d’activités d’actions qui lui échappent totalement ou dont elle ne contrôle en fait rien ou presque.

L’image est cette entité qui, comme concept terminal de ce livre, vient permettre de penser une synthèse ouverte de ce qui a « réellement » lieu dans le psychismedès lors qu’on ne lui interdit pas d’appréhender à partir de son corps ce qui se produit et comment ça se produit et qu’il peut avoir recours à sa puissance « magique » propre l’intuition en lien avec l’imagination : p. 67-68. Le texte se poursuit ainsi p. 68.

Nous retrouvons un vocabulaire, un régime métaphorique, qui nous reconduit très près de celui qui a cours pour parler du monde homérique et de l’homme bicaméral.

Non parce que nous serions redevenus bicaméraux, mais bien que nous n’avons jamais cessé de l’être. Le génie ou daïmon qu’il évoque n’est pas sans nous rappeler tous les daïmons de la terre, celui de Socrate par exemple, mais tant d’autres, ni tous les démons qui l’ont précédé ou sont venus après.

Les dernières pages de ce petit ouvrage sont d’une précision quasi clinique dans la description de ce qui se produit dans un psychisme qui a su se dégager de l’emprise de la conscience et la considérer pour ce qu’elle un cadre général, une « maison », mais en rien le nom de la puissance de domination du psychisme par lui-même, et encore moins du sujet sur lui-même, mais aussi une puissance inhibitrice que la désinhibition qui se met en place à l’écoute du corps et de sa puissance de division et de multiplication, de composition « d’images » mettant en scène la mobilité incessante des flux et des forces agissant dans le corps comme dans l’esprit, la pensée, que cette désinhibition donc, parvient à rendre inopérante. (p. 71-72-73)

Et ce dernier passage est sans appel. La conscience n’est rien et nous sommes encore et toujours soumis non plus à des dieux mais à des forces qui ont pour nom, désir, curiosité, désir de connaissance donc, et capacité d’associer des éléments divers sans relations apparentes pour en faire émerger un quelque chose qui pourrait tenir lieu de connaissance justement.

Mais pourtant le dieu n’est pas loin, le dieu bicaméral. Il a pour nom ici le hasard. Ou du moins le hasard montre qu’il pourrait exister comme le laisse entendre ce passage qui vient conférer à ce texte sa profonde cohérence. (p. 77)

On le voit le hasard pourrait exister comme la confirmation toujours possible jamais durable même si elle se manifestait, de la coexistence, fut-ce un instant, fut-ce une fois des deux faces de l’image, des deux parties de l’homme divisé, non pas pour qu’elles restent collées mais parce qu’alors serait comme confirmée l’existence de la loi des dieux dans le monde de la conscience comme sinon ce qui sauve du moins ce qui confère à l’existence une puissance explosante fixe indéniable comme ce qui l’élève à la dimension de l’infini.

Et nul mieux que Bellmer n’a su le dire : p. 78

B Petite anatomie de l’image : vers une interprétation

Le livre de Pierre Dourthe offre une possibilité de traverser l’oeuvre de Bellmer de manière à la fois thématique et chronologique. Nous allons nous en servir pour repérer les « motifs » de sa pensée qui nous permettrons d’avancer vers un repérage de ce qui a conduit en un siècle à la transformation complète de ce qu’il en est de la subjectivité et à une révision des théories qui permettaient de la penser.

Le hasard a voulu que préparant ce séminaire je finisse la lecture de De la misère symbolique de Bernard Stiegler et que je m’aperçoive qu’il y avait plus que des concordances. Bellmer mais aussi FSF, et ces deux textes courts en particulier étaient plus que des exemples de cette mutation, ils en étaient des acteurs et des témoins.

C’est vers une théorie de cette mutation ou plus exactement et plus modestement vers un repérage des points majeurs qui la révèlent que nous allons nous consacrer durant cette séance.

L’enjeu majeur est comme on le disait autre fois de sortir de la métaphysique. Mais en fait, c’est d’abord d’être attentifs aux termes que nous utilisons et de ne pas nous laisser piéger par quelques mots devenus des mots valises, des mots-clés, des pseudo-concepts ou des concepts dévitalisés.

En suite, c’est de prendre en charge un travail essentiel, et que personne ne fait parce que personne ne semble véritablement capable de se dégager du piège que constitue le mot « dieu » de justement à la fois le déconstruire comme on dit mais de le faire à partir d’un point de vue qui ne soit absolument plus celui que nous avons intégré comme étant la seule version de dieu que nous y croyions ou pas, le dieu tout puissant créateur du ciel et de la terre etc., le dieu des philosophes et/ou des croyants, bref une entité que nous considérons comme étant extérieure à nous et au sujet de laquelle nous n’avons depuis longtemps plus de nouvelles, ou au sujet de laquelle nous pensons que nous n’avons plus de nouvelles, et qui lorsqu’elle se manifeste le fait soit de manière très fragmentaire par des hallucinations collectives de basse intensité, soit par des miracles eux aussi de base intensité ou alors par des révélations qui, elles, viennent se manifester à des individus singuliers révélations qu’ils ont du mal à partager par la suite, c’est-à-dire à rendre crédible par d’autres qu’eux et éventuellement un petit groupe de fidèles.

C’est ce travail que nous pouvons mener ici, en utilisant Jaynes et sa théorie de bicaméralité non comme une vérité devant faire de nous des fidèles exécutants, mais bien comme un élément heuristique pouvant nous permettre de sortir du piège du monothéisme sécularisé et au-delà de repenser l’ensemble des relations celles qui se trament dans les individus, entre les individus et entre les individus et le monde pour le dire vite.

Nous allons voir que nous disposons d’une batterie de relations inventées par des artistes et qui font écho de manière singulière à celles inventées par Bernard Stiegler.

Il s’agit donc à la fois de ne pas rejeter à cause du mot dieu tout ce qui a été écrit et dit et fait en son nom quel que soit le nom qu’a pris de dieu, d’accepter de voir dans ce mot un opérateur majeur pour repenser ce que nous sommes, et enfin un vecteur de forces qui rendent encore aujourd’hui pensables et activables des formes de singularité.

Cela nous oblige à poser les quelques points qu’il faut à la fois utiliser et remodeler.

Chez Bellmer ces points sont les suivants :

-  Le double, écho puissant au partage bicaméral qu’il ne recouvre pas mais qu’il « exprime » et qui est lié à un autre terme, « l’autre », et un autre thème, « l’altérité » ;

-  La relation dehors dedans qui est à la fois exacerbée et remise en question ;

-  Les correspondances entre plans distincts qui chez Bellmer prennent pour nom des parties du corps/Physiologie/Psychisme ;

-  La mise en cause du principe d’identité .

Nous retrouverons certains de ces aspects chez FSF et nous verrons comment Stiegler nous fournit une interprétation cohérente de ces éléments.

A. Le double

Il n’est pas possible de ne pas associer double et bicaméralité sans dire que l’un « est » l’autre aucunement. Mais l’obsession du double chez Bellmer, et il n’est pas le seul, vient mettre en avant quelque chose de fondamental en l’être humain le fait, qu’il existe à la fois dans des processus biologiques, physiologiques et psychiques. Car le double n’est pas un état mais il se manifeste comme résultat de l’activation d’une force, celle de la duplication, et cette force met en question le sujet et sa consistance. (D.p. 89)

Il faut ici tout de suite noter que de mettre en question telle ou telle consistance (on verra le sens que Stiegler donne à ce mot par la suite) n’est pas se contenter de ça, c’est tenter de montrer qu’elles autres consistances la remplacent ou pourraient ou peuvent la remplacer.

À travers le double, la duplication ou le dédoublement, ce que Bellmer repère c’est la puissance expérimentale du corps, puissance qui est occultée ou niée par les forces sociales qui poussent chaque être, chaque individu, à se forger ou plutôt à entrer dans une identité que la société tient toute prête pour chacun. (D.p. 11)

Comme le remarque Dourthe, le double est un sujet qui est pour Bellmer au centre de ses préoccupations comme en témoigne le fait qu’il ait lu aussi bien Le Double Otto Rank, des textes de Pierre Janet, de Jaspers et de sa Psychopathologie générale dans laquelle il note au sujet de la différenciation psychique, qu’il faut disséquer le concept de différenciation. (D. p. 129)

Dans Petite anatomie de l’image, comme le remarque Dourthe ( D. p. 132) il évoque aussi le double hallucinatoire auquel peut donner lieu un foyer de douleur. (PAI, p. 23)

On le voit, ce qui importe c’est de noter l’indéracinable activité dissociatrice à tous les niveaux de l’individu et particulièrement dans des mécanismes physiologiques et psychologiques refoulés voire niés par le jeu social et non pris en compte ou mal par les penseurs du psychisme.

Ce n’est pas du bicaméralisme, ce sont des manifestations infra corporelles et infra psychique de cette division qui nous affecte tous.

Nous reviendrons une autre fois sur le lien double altérité.

B. La relation dehors dedans

On vient de voir que le foyer de douleur peut à la fois donner naissance et être opposé à une virtualité extériorisée, à un double hallucinatoire. Cela nous suffit pour l’instant pour indiquer que la relation dehors-dedans ou intérieur-extérieur est un enjeu majeur de ce qui nous intéresse, car si nous parvenons à montrer qu’il n’y a pas de dehors ou de dedans, d’intérieur ou d’extérieur, autrement que comme des notions à la fois vagues et supposément claires et précises, comme si chacun savait intuitivement ce qu’est le dehors et ce qu’est le dedans… !, mais efficaces permettant de croire qu’on saisit grâce à elles ce qu’il en est de notre fonctionnement psychique alors qu’elles sont des notions complexes au sens où nous essayerons de le monter, il n’y a pas de dehors à quelque niveau que ce soit qui ne soit entrelacé à du dedans et inversement.

Dourthe (p. 51-52) ne s’y est pas trompé qui cite un passage du catalogue de l’exposition Galerie du Luxembourg de 1947 dans lequel Joë Bousquet écrit au sujet des dessins qui entretiennent un mouvement incessant entre le manifeste et le voilé :« union de la chair visible et de ses strates nocturnes dans un monde où le regard et l’être s’ajustent et coïncident. Découverte de l’homme à des profondeurs viscérales où on ne savait pas les sens si présents ; mais en contre-partie d’énigmes menaçantes… de quel regard extra-oculaire a dû se revêtir la pulpe de ces doigts sorciers pour unir le dedans et le dehors en une stature implacable ? Et quel esprit du sens associant le visible et le caché, en a fait un épouvantail pour dissiper l’épouvante ? »

Non content d’ériger l’extérieur en spectacle, Bellmer interroge l’intérieur en n’en retranchant rien, ses « dessins s’enrichissent de matériaux que l’estomac, en même temps que l’oeil, semble avoir conçus. »

C. Les correspondances entre plans distincts

Nous revenons un instant au phantasme vu par Ansermet et Magistretti (p. 215-216) et au fait que comme le note Dourthe p. 214 « en opérant sans cesse toutes sortes de correspondances entre les parties du corps, mais aussi le physiologique et le psychique, il s’efforce d’atteindre le tumulte sans repos qu’exige la vie disponible à l’expérience dernière de sa rencontre avec la mort. »

Ce qui importe, on le comprendra par la suite, c’est l’articulation entre ces plans, la manière de les faire fonctionner ensemble, de les faire « consister » dirait Stiegler qui va nous intéresser au-delà de Bellmer.

Notons simplement que ces « éléments » sont à la fois chacun liés et assurent le passage entre dehors et dedans qu’ils soient physiques ou psychiques.

Cette correspondance entre des plans est un fait un enjeu majeur de la pensée et de la pensée philosophique ou religieuse en tant que philosophique ou en tant qu’elle participe à l’élaboration d’éléments nous permettant de nous orienter dans la pensée et dans l’existence.

En fait sans en avoir l’air, nous sommes au cœur d’opérations qui concernent la pensée au sens le plus concret et le plus élevé du terme.

D. La mise en cause du principe d’identité

Dourthe toujours a bien saisi l’importance que le principe d’identité a pour Bellmer qui a été sa vie durant un farouche opposé à la soumission de son être aux règles de la société, refus du travail salarié, refus de se soumettre au jeu social de l’art, refus se compromettre en faisant des choses qui ne correspondent pas à son travail artistique pour les vendre, etc.

Il note à ce sujet dans le chapitre qu’il consacre à Sade et Bellmer ceci (p. 253) : « Sans se préoccuper de restituer la logique propre du discours sadien, Bellmer cherche avant tout à accompagner l’œuvre le plus loin qu’il lui est permis pour, avec Sade, porter sa propre entreprise de destruction du lien social jusqu’à son point le plus radical. L’affrontement est actualisé dans l’exhibition du corps, qui est mesure du monde et lieu de tout échange. C’est son pouvoir qui est visé à travers « ces combinatoires inimaginables » qui permettent à Bellmer de mettre en question le principe d’identité fondement de la science et de la morale. »

« Le principe d’identité affirme qu’une chose, considérée sous un même rapport, est identique à elle-même.

On l’exprime sous la forme : « ce qui est est » (A est A) et « ce qui n’est pas n’est pas » : il y a cohérence de l’être, la réalité a une certaine immuabilité, l’arbre reste arbre : il y a cohérence de la connaissance ou du langage, toute désignation doit conserver une permanence, le mot « arbre » doit désigner l’arbre. Le principe d’identité présente donc deux versions. La version ontologique (sur l’être) dit : « Une chose est ce qu’elle est. » La version logique (sur la connaissance formelle) dit : « Ce qui est vrai est vrai ».

Le principe logique d’identité est le premier des trois grands principes logiques de l’Antiquité : principe d’identité, principe de non contradiction (« une proposition ne peut être à la fois vraie et fausse »), principe du tiers exclu (« une proposition et sa négation ne peuvent être toutes deux fausses »), ou, selon une autre triade, principe de non-contradiction et d’identité, principe du tiers exclu, principe de raison suffisante. »

On le sait ce qui vaut dans la logique a fini par s’imposer comme norme sociale et morale et dans le champ des études de la psyché il a entraîné les ravages que l’on sait, interdisant ou mettant à l’écart l’ensemble des expériences et des pratiques qui ne se basent pas sur la reconnaissance explicite ou implicite de ces principes. Bellmer, sa poupée, ses dessins et ses gravures est l’un des rares artistes à être parvenu au prix d’un travail de toute une vie, à mettre en scène des relations entre les corps qui à la fois soient au sens strict figuratives, respectant si l’on veut l’ordre apparent et visible des choses, impossibles car échappant à la logique de ce que peuvent les corps mis en scène, si l’on se rapporte à la seule réalité, et pourtant effectives puisque présentes sous nos yeux, montrant ainsi que la puissance de l’imagination est capable de faire advenir, de faire consister, des possibles qui sont en puissance dans le corps et qu’il réalise en acte grâce à sa main dont Unica Zürn déclare que « si on regarde Bellmer à l’œuvre, il semble que sa main n’a aucun poids. On se méfiait de tant de facilité, et on veut savoir si sa main reste contactée au papier, si cette trace chantante n’est pas une sorcellerie venue du Néant. » (D. p. 281)

PARTIE II : Francis Scott Fitzgerald

A Prolégomènes à une lecture de la nouvelle de Francis Scott Fitzgerald The crack-up ou La fêlure ou encore L’effondrement.

Passer de Bellmer à FSF est tout à fait possible si l’on prend appui sur la table des matières des deux livres que nous avons en ligne de mire.

Petite anatomie de l’image est composée de trois parties ayant pour titres :
Les images du moi
L’anatomie de l’amour
Le monde extérieur

La nouvelle de FSF est aussi composée de trois parties ayant pour titres :
Sans titre sinon celui général de crack up soit fêlure, effondrement ou Craquer
Recoller (les morceaux)
Manipuler (avec précaution)

On notera une erreur, une inversion des deux derniers titres dans la version folio (2002) (trad. D. Aury).

Dans les deux cas, on suit une sorte de chemin parallèle. C’est sans doute un hasard… encore que…

Avec Bellmer on part à la recherche de la manière dont fonctionne le corps, entité à partir de laquelle et dans laquelle et pour la vie de laquelle se déploie des mécanismes des jeux de forces divers et surtout tirant dans des directions opposées sinon contradictoires. Tout ce qui pourrait constituer une forme d’unité du moi se révèle emporté par la puissance d’un dédoublement tel qu’il apparaît finalement comme la donnée à partir de laquelle il faudra poursuivre le travail. (p. 23)

Puis dans la deuxième partie, il s’intéresse à ce qui se produit dans ce corps et pour ce corps dans la mesure où il répond à la force maximale qui sourd de lui et le motive à aller vers le dehors, le désir. (Puisque le germe du désir est avant l’être… p. 29) Et ce qui apparaît c’est que le corps, ses parties, ne valent en quelque sorte que si elles peuvent être appréhendées comme pouvant ne pas être égales, ou identiques à elles-mêmes, mais mêlées et/ou interchangeables en particulier entre ce qui passe pour représenter le masculin et le féminin. p. 39 et p. 39-40) Le dehors et le dedans ne semblent pas être des termes permettant de rendre compte de ce qui a lieu réellement lorsqu’on s’intéresse à ce qui se trame dans le corps du point de vue de l’image.

La troisième partie intitulée Le monde extérieur est censée valoir pour la réalité, mais encore faudrait-il que l’entité qui perçoit ce monde extérieur ne soit pas elle-même en proie à des états, à glissements, à des fusions, à des phénomènes qui finalement interdisent de pouvoir fixer une image définitive de ce monde extérieur. La perception n’est pas rapportable à une conscience stable puisque ce qui nous arrive ce sont pour Bellmer des perceptions-rêves.(p. 65-66) Plus encore comme nous l’avons déjà vu la dernière page du livre annonce et énonce que l’individuel et le non individuel sont interchangeables. (p. 78)

On va voir de grands parallèles avec ce qui est en jeu chez FSF alors même qu’il ne semble pas qu’il y ait quoique ce soit de proche entre les deux textes.

Car ce qui est en jeu c’est pourtant la même chose : la question de la consistance du « moi », ou de ce que veut dire être un homme, pas un homme abstrait mais un homme prit dans le tissu de la vie.

La question est « esthétisée » chez Bellmer qui plonge dans les arcanes de la fabrication du moi. La question est dramatisée chez FSF qui dévoile comment fonctionne même s’il le fait après-coup la psyché humaine, c’est-à-dire un « moi » en action, fonctionnement qui n’est « racontable » (moteur interne qui n’est démontable) que lorsque la panne a eu lieu.

1. Dans la première partie Craquer, elle-même divisée en deux, il décrit comment ça marche (p. 3-4/p.37/p. 476) puis comment se manifeste la panne, avec le désir d’être seul, c’est-à-dire de se retourner sur ce qui est censé être-là en soi, être soi, le noyau de la vie le moi le je le sujet l’homme et s’apercevoir qu’il n’y a pas tout à fait rien mais un faisceau d’éléments qui ne tiennent plus ensemble sinon par miracle comme cette assiette fêlée qu’il faut manier avec précaution.

On découvre qu’il y a bien un « secret » qui n’est pas secret, à savoir qu’il existe quelque chose qui n’est ni moi, ni je, ni self, ni sujet mais qui détermine tout et qui n’est pas communicable à savoir une force la vitalité, ce qui fait que le moteur tourne…

la traduction de G de la citation de Matthieu 5,13 qui clôt cette partie est la meilleure : « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel vient à s’affadir, avec quoi le salera-t-on ? »

2. Recoller, titre de la seconde partie donne le ton. On plonge dans l’histoire du je et on découvre la présence non pas de failles ni de fêlures mais d’écarts de distances, de décalages, bref, de non homogénéité dans ce qui passe pour devoir l’être, homogène, dans le fonctionnement supposé normal d’une existence humaine.

Deux écarts se produisent dans l’histoire du sujet de l’individu qui donnent lieu à des reprises en main positives et à faire du sujet ce qu’il est devenu : écrivain et riche. (p. 9/p. 61/p. 487)

Mais, et là cela a lieu dans le grand dehors du monde, de la réalité qui elle aussi a sa vie propre ses rythmes propres et qui donc suit son chemin, quelque chose se produit qui affecte les deux pôles qui ont permis à ce je, moi, sujet, de se former et d’exister, l’écriture d’une part et les différents mécanismes qui dans la conscience et la conscience de soi permettent à ce je, moi, sujet, de fonctionner et de tenir.

Ces deux points sont essentiels. Le premier c’est la perte de valeur ou de fonction de l’écriture romanesque emportée dans le mouvement de la société spectaculaire marchande portée par le cinéma. (p. 10/p.67/p. 489) Mais sur le fond d’une dévaluation de toutes les valeurs (idem).

Le second est la disparition de la consistance du Je, moi, sujet, qui se trouve non plus porté par le fait de fonctionner mais par le fait de commencer à se regarder fonctionner et ainsi de se percevoir et de s’apercevoir que ce regard sur soi est à la fois le signe d’un dysfonctionnement et ce qui empêche que la mécanique puisse continuer de fonctionner.(p. 12/p. 71-72/p. 492)

L’individu fait face à une force extérieure imbattable. (p. 11/p. 69/p. 490)

Le décor est planté. Si le sujet d’effondre, se fêle, se défait, ce n’est pas parce qu’il serait faible ou par une quelconque perversion intérieure, mais parce qu’il a affaire d’une part à une force extérieure imbattable donc, le mouvement de la société même qui le décale de ce sur quoi comme petit esquif individuel il s’était construit (car on nait toujours à une époque donnée et on se construit à partir ce qui est accessible à cette époque même si on va aussi puiser dans d’autres sources, on le verra) et parce qu’il se découvre comme étant mais n’étant plus que cet esquif.

Mais la plus terrible des révélations c’est que le sujet moi je en fait s’il est bien un esquif qui a su surmonter tout un tas de tempêtes est malgré tout si on le regarde comme tel, VIDE, il n’y a personne à la barre, pas de je, pas de sujet, pas de moi, au mieux un pantin, une marionnette… !

Ou plus exactement ce je, ce sujet, ce moi se révèle être ce qu’il est un pur composite, composé patchwork mélange associations d’éléments divers sans liens entre eux, etc. Bref, une mécanique bancale que ne tient aucune force autre que la vitalité déterminant la possibilité pour une intelligence de premier ordre de faire fonctionner la marionnette (la poupée, etc.) qui ne se percevait pas quand elle croyait fonctionner « seule » comme une marionnette.

3. Dans la troisième partie, Manipuler, on en vient à l’examen détaillé de ce qui reste à faire une fois la découverte faite (et elle est en quelque sorte irréversible) de la vacuité du je, moi, sujet.

C’est qu’il y a une force plus essentielle encore que toutes les forces et que la vitalité même qui est si l’on veut l’instinct de survie la vie même en tant que subsistance dirait Stiegler et non pas existence et donc encore moins singulière et créative, qui pousse et porte l’individu vivant à durer encore et encore, mais cette force appréhendée pour ce qu’elle est, met tout le reste en lumière ou sous une autre lumière si crue que ce qu’il y a à voir apparaît sous la forme du, ou porté par, ou caractérisé par, le mensonge.

La force vitale évanouie, c’est le je, le moi, le sujet qui se trouve contraint de prendre la relève et il s’aperçoit qu’il ne peut rien faire d’autre que d’être un ventriloque de lui-même étant entendu que ce lui-même était en fait non pas l’autre ou un autre mais lui-même en tant qu’il n’était pas conscient.

Oui on peut et on doit aller jusque là, grossir le trait et faire un parallèle avec Jaynes.

Bien sûr il savait ce qu’il faisait, on l’a vu il a voulu écrire et être riche et il y est parvenu, mais il ne sait pas comment cela s’est fait sinon en puisant dans ses forces sans compter et en dépensant en dépensant et en créant en créant et en dépensant, bref en vivant. Mais sous un certain angle, celui qu’il est sait et ne sait pas ce qu’il est, il sait qui il est mais en fait il doit finalement ignorer, occulter, ne pas savoir réellement ce qu’il fait, au sens de la conscience comme force en acte capable de décider et choisir (qui est rappelons-le, le rôle des dieux chez Homère pour Jaynes). Il fait sans décider, il fait dans le mouvement dans le flux et à peine la machine le moteur s’arrête-t-il que tout change, tout apparaît sous son vrai jour comme une salle après la fête. Tout est défait, usé, cassé.

Et là la conscience, l’autre face de la conscience, celle qui sait qu’elle est en relation avec la volonté mais ne parvient pas à décider à se décider à faire que le sujet qu’elle est ou qui croit être cette conscience, tente de prendre la décision, de prendre le relais mais elle a été dissociée de la force vitale l’incommunicable celle qu’on a ou qu’on n’a pas et elle ne parvient donc à rien d’autre qu’à sauver les apparences, comme on dit.

FSF tel un héros grec vu par Jaynes a agit, porté par la vitalité et emporté au-delà de lui-même, au-delà qui était finalement « le vrai » lui-même !, par le souffle de la création. Une fois arrêté par contre, il tente de renouer avec le dieu en lui, (c’est en tout cas non pas le vocabulaire de FSF mais la situation qui nous permet de dire cela) celui qui lui a permis d’aller jusque là où il est allé sans l’empêcher de s’épuiser à la tâche ( mais les héros grecs meurent aussi, ils le savent) et le dieu se révèle absent pas là vide rien et tout est à faire mais sans le dieu à refaire mais sans la vitalité à reconstruire mais sans la force d’unification qui fait tenir les pièces ensemble. Et cette force qu’on dit être la conscience, la volonté ou autre chose, eh bien cette force n’est pas à la hauteur de la tâche de l’existence ! Et pire encore, elle ne l’a jamais été. La tâche est trop grande et il faut de l’aveuglement pour que ça marche de l’aveuglement sur la chose essentielle qui est en quelque sorte comme pour ceux qui ont le vertige de NE PAS regarder en bas, de NE PAS se demander si ceci ou cela, de NE PAS… mais de faire, d’inventer, de créer.

Oui au cœur de la création il y a ce Ne PAS qui est comme la clé de l’aveuglement positif et qui a pour corollaire on le voit bien en ces temps difficiles un aveuglement négatif qui en plus, et c’est là que c’est « tragique » consiste en la même chose que le positif. Et c’est là que la nouvelle est passionnante pour nous.

Francis Scott Fitzgerald

En quoi consiste l’aveuglement ?

Il n’est en rien agréable !! C’est le moins qu’on puisse dire ! De voir savoir ce que l’on est vraiment, de voir savoir ce qu’est vraiment le je, sujet, moi. Car qu’est-il en fait…. ? Rien !Un truc pas bancal, un truc mensonger, un idéal prétentieux qui n’a pas mais pas du tout les moyens de ses fins et auquel on a cru car il n’était pas comme un dieu extérieur mais comme ce que la société distille et donc instille en chacun, la croyance qu’être quelqu’un c’est « ça », réussir, gagner de l’argent, etc… Le moi, le je, le sujet sont des constructions de l’idéalisme théologico-politique de la croyance en la supériorité de l’homme sur les animaux , la nature, l’univers, etc.

Le moi, c’est juste un « il faut » qu’il faut justement continuer à accomplir. Un être qu’il faut continuer à pousser ou à tirer même si on sait ou surtout si on sait qu’il est faible qu’il n’est pas tout à fait rien mais pas grand-chose…. Et on devient celui qui veut l’aider le sauver tenir encore à quelque chose en tenant à lui ce petit être qui était en nous et qui est nous quand le grand nous (le héros) s’est évanoui comme grand et apparaît comme petit et fêlé inutilisable mais qu’on a encore envie de protéger (subsistance).

Et là on parvient au point central qui nous fait passer de Bellmer et FSF à Stiegler.

Ce que le sujet-moi-je « est » !

Nous avons été élevé dans une croyance, la croyance qu’il y a sujet, moi, je et que de pouvoir dire je est le summum, le sommet de ce à quoi peut parvenir un être humain. Mais nous savons aussi que tout, absolument tout cela, est en fait une construction sociale relayée par la nature (la puissance de vie) et modérée par les faiblesses inhérentes à chaque individu.

Et que cette construction sociale ne veut pas pas absolument pas de singularité, de génie, de personnalité hors norme ou même tout simplement de quelqu’un qui pourrait NE PAS vouloir ce qu’elle veut elle, la société. La société est un organe transindividuel qui fonctionne sur le modèle du vivant connecté à des appareils techniques inventés par elle, c’est-à-dire par les hommes qui la composent, qui veut à travers ses organes maintenir son existence, assurer son homéostasie et se nourrir et vivre tranquillement en continuant à faire exister les rêves qui la fondent. Car ce ne sont que des constructions mentales, verbales, sociales et techniques et c’est cet entrelacement qui reste impensé au sens profond du terme. Et elle ne veut en quelque sorte rien d’autre que subsister… Même si ceux qui l’agissent eux veulent, désirent, cherchent à exister au-delà d’eux-même étant emportés eux aussi par le souffle, sinon de la création du moins de l’inconscience de l’aveuglement qui est co-essentiel à l’idéal du moi qui sous-tend ce fonctionnement individuel et sociétal.

J’en ai quant à moi trouvé la manifestation précise et qui m’a fait voir ce qui m’échappait jusqu’ici quand j’essayais de comprendre ce qu’il en était du sujet, fut-il créateur, il y a quelques années maintenant, dans une phrase qui se trouve dans Tu dois changer ta vie, un livre de Peter Sloterdijk à la fin d’un passage consacré à Sartre : « L’homme n’est pas négativité, il est le point de différence entre des répétitions. » (p. 593) (Ed. Pluriel)

Bien sûr il y avait eu Flusser et Simondon en particulier, mais je butais sur cette question de la formulation de ce qui et du comment se constitue l’individu. Pourtant Simondon en dit beaucoup. Il fallait lever la prégnance freudo lacanienne sur cette question.

Puis plus récemment en lisant Stiegler et en particulier en même temps que je préparais cette séance De la misère symbolique, j’ai à la fois compris ce que je pensais déjà avoir compris mais compris vraiment parce que Stiegler offre de ce jeu une version renouvelée, dynamique et crédible.

Plus exactement si l’on veut, il montre à la fois comment FSF a raison que l’on est ça et que ça et en même temps il montre que la base de cette version dépressive du sujet peut être dépassée, surmontée. En effet, elle se base sur l’idéalisme du moi et tout ce qui le porte et le maintient.

Mais il est possible de PENSER autrement ce que nous sommes ce qui nous fait et ce que nous faisons.

Cela demande un gros travail et Stiegler en a fait sa part, une grande part et il importe donc pour de montrer sur quelques points en quoi et comment on peut penser ce que nous sommes autrement.

La mise en jeu « ça », voilà en fait l’objet du séminaire.

Conclusion

Pour aujourd’hui, ce qui importe c’est de signaler certains points et d’ouvrir la voie à la refondation de la pensée de ce que nous sommes comme être humains et singularités et comme être humains socialisés. Et cela passe et là contrairement à la leçon de FSF par une levée de l’aveuglement sur les prérequis dans lesquels nous sommes pris.

Mais c’est là un travail philosophique de longue haleine et pour lequel Jaynes nous aidera aussi à sa manière. Nous le ferons en renouvelant la lecture de textes grecs et chrétiens dans un premier temps et en parallèle par la relecture aussi de quelques textes plus récents actuels comme des textes de Toni Morrison, Kleist ou Rilke, nous verrons.

Quelques incises de Bernard Stiegler dans De la misère symbolique nous permettrons de mieux nous orienter relativement à cette question du « je » et à quelques autres qui sont liées à ce que nous avons pu développer ce jour.

1. Le Je

Il suffit de lire les débuts de paragraphes de ce chapitre 28 pour prendre la mesure de l’enjeu. Le « je » n’est rien seul, mais cela on s’en doutait, mais surtout, ce qu’il nous fait prendre en considération c’est le passage « un je est essentiellement un processus et non un état... » (p. 83).

2. L’inexistence de l’unité du moi

Dans le § 21 de la seconde partie c’est la fêlure qui est directement abordée.

En lisant les p. 231-232, on peut appréhender la fêlure comme coextensive à la conscience, autant dire à la psyché.

Et avec ce qu’il nomme défaut d’origine, on voit que ce que nous racontait FSF est en fait non pas seulement quelque chose qui arrive à l’écrivain alcoolique mais à tout homme. C’est pour ça qu’il est possible de retourner la schize à tendance dépressive contre elle-même et d’en faire une force de construction d’un autre modèle du « je ».

3. L’articulation de trois systèmes et leur complexification

Un individu, une personne, un « je » une conscience n’existe en rien hors de l’articulation entre les trois systèmes que sont « les organes physiologiques, les organes artificiels et les organisations sociales ». Si on lit le passage on voit que c’est autour de la possibilité même de l’art et de sa fonction dans la société que la question devient brûlante. (p. 329)

On verra aussi par la suite comment Bernard Stiegler multiplie et fait varier ces triades et nous permet ainsi d’accéder à la complexité de ce que nous sommes c’est-à-dire des relations qui nous font et font que nous sommes ce que nous sommes.

Ainsi, la triade rétentions primaires, secondaires et tertiaires, qui anime toute la pensée de Stiegler apparaît-elle comme une autre manière plus riche encore de penser ce que nous avons vu la fois précédente autour des notions de traces, de fantasmes, de mémoire au singulier et au pluriel et surtout de la relation entre sensation, perception et concept ou fantasme selon, c’est-à-dire entre expérience directe, expérience rappelable par le souvenir et expériences induite par auto-production psychique d’éléments actifs et déterminants dans nos existences mais n’ayant que peu ou pas du tout de liens avec des expériences vécues ou des souvenirs disponibles. Ainsi la lecture des p. 353-354 nous propose-t-elle un éclairage plus puissant sur ces questions.

Une autre triade (fonds préindividuels propres au moi et vécu par lui / fonds préindividuels hérités de ses ascendants / fonds communs à tout le vivant désirant (humain)) est encore présentée p. 357 qu’il faut mentionner parmi d’autres mais qui ne peut être développée maintenant bien qu’elle soit en lien aussi avec le texte de FSF.

4. La relation dehors-dedans comme fiction (qui rend malade)

La conception générale du sujet est basée sur une croyance indéracinable en l’existence de deux mondes l’un qui est au dehors ou le dehors et l’autre qui en dedans ou au dedans.

Nous commençons, ici, à appréhender que ces métaphores devenues « vérités » à force d’être reprises et commentées au point d’être instituées comme indépassables, sont à la fois un vecteur d’occultation des véritables mécanismes psychiques et de la relation je-monde mais aussi un obstacle à leur compréhension. Il faut changer de métaphore ! Et souvent, c’est de cela dont il est question dans le champ de la pensée, de la philosophie, de la raison ! Nous ne pensons qu’avec et à partir de mots qui nous incitent ou nous « obligent » comme le dirait Don Jan à M Dimanche.

Ce passage de la p. 359 va nous replonger d’un coup dans le monde de FSF que l’on va entendre résonner et raisonner autrement. Et l’on voit comme s’effacer sous nos yeux ou à nos oreilles le partage pourtant apparemment si indépassable entre dedans et dehors.

Et il sera l’un des enjeux de la suite de ce séminaire.

Arrêtons-nous là et mentionnons seulement les points majeurs, les notions ou les concepts nouveaux ou devant être revus à la hausse ou à la baisse qui vont nous occuper par la suite :
- le lien entre continu et discontinu dans l’organisation du je et de la relation moi/monde comme dans les processus de création ;
- la relation âme/divin ;
- le perdu ou la perte comme élément commun à chacun et à tous ;
- la question du temps ou des temps revue à partir du couple synchronie/diachronie ;
- la question de la décision et de la relation conscience / cerveau avec la décision
etc.

On le voit le programme est vaste.

Frontispice : Hans Bellemer et Unica Zürn