vendredi 1er mai 2020

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Entrées maritimes

Tardive plaquette, pour Jean-Pierre Chambon

, Werner Lambersy †

« J’écris la vérité en me servant de mensonges »
Hugo Pratt

« Juif naturellement et cependant Ulysse »
Benjamin Fondane

« Je sais que tout le monde s’invente des histoires pour tenir »
Jean-Louis Giovannoni

Je suis né poète
Pour faire la joie de mes parents
Mais personne
Ne voulait d’un poète ni de joie

C’était la guerre !

Et moins encore
D’un quart de juif qui n’apporte
Que des ennuis

Je suis né poète pour une petite
Sœur que je n’aurai pas

Et un tas de frères disparus dans
Les bidets

Je suis né poète
Mais aussitôt chaque jour oublie
De le rappeler

Je traversais des fleuves de sang
C’était la guerre 

Et la boue du placenta de naître
Le fleuve la
Rejetait dans l’estuaire parmi
Les mouettes
Suivant les tinettes des bateaux
Sous les cieux
D’un blanc sale de pansements

Né poète je criais
C’est la guerre les mots
Doivent retourner dans la gorge

C’est la guerre totale
On ment pour retrouver la paix
La poésie ne triche pas

Je grandissais sous des agonies
Où le grabuge recouvre tout
Je suis né poète
Avec les sirènes au-dessus de la
Ville et des wagons
Plombés jusque dans les camps

Je suis né poète
Un instant avant d’entrer dans
Le monde depuis
Le retour des ténèbres en moi

Je suis né poète

Pour montrer l’arbre beau et
Debout sur l’horizon
Têtue l’eau des sources l’eau
Du ciel l’eau de mer
Et la lune arrachée à la terre
Plus jeune que le
Soleil où nous allons déposer
Des cabanes pour
Regarder notre planète bleue

Mais qu’ont-ils
Ces mots à changer si souvent
De bouche à se
Trahir dès la surprise des âges

Je suis né poète

Personne ne savait : à présent
Il est trop tard
Je n’aurai ni sœurette ni frères

Ils sont péris aux quatre coins de la
Guerre et du pouvoir de l’Or !

Il aurait fallu en savoir plus du
Pouvoir des poèmes !

De ce que peuvent les femmes
Si on ne leur coupait
Pas la langue
En même temps que le cordon

Je suis né poète
Naître n’est rien sans la colère

Maintenant Je le sais avant la
Mort de ne pas dire

Je suis né poète 
Mourir n’est rien on a joué de
L’orgue sans connaître l’ange
Musicien la Vie

On a écouté l’écho
Sous les voûtes du chœur vide
Peint de figures
Étoilées et vitraillées d’amour

On a souffert
L’accomplissement des heures
Des minutes

On ne sait plus
Paresser désœuvrés oisifs sans
Penser à rien

Attendre que
La beauté paraisse et s’efface
Devant le chant

Je suis né poète

Le temps ne fait rien à l’affaire
Il ne dure que l’or
Du ginkgo ou du vieux séquoia

La meute des métronomes en
Chasse te poursuit
Avec des aboiements de pubs
La bave aux babines
Pour une vaine gloire Imbécile

(Contre les sonneurs de trompe
Le cerf fait face en plein
Milieu du gué d’un crépuscule)

On n’écrit plus ! On ne lit plus
Comme ça !

La parole est
Tombée orpheline dans le trou
Noir des images

Je suis né poète

C’est trop tard trop faiblement
Trop vite que j’ai reçu
La lumière dans les nocturnes
Combats où les mots n’ont rien
Rien à dire que les frontières

Que l’on ne dépasse pas et qui
S’écarte avec la galaxie en fuite

Je suis né poète
Avec quelque chose de féminin
Qui ignore le cri du coq
Dans le soleil sur les campagnes

Mon sexe
Défroisse les feuilles de l’arbre
Déployé

L’océan ! Je l’ai en moi depuis
Les origines
Je respire sous des montagnes
D’air fossile

Je suis né poète

Et je tiens la main des nuages
Comme l’aimée qui
Veut rester dans l’enlacement

Je suis né poète
Pour dire ces choses secrètes
Que personne pas même moi
N’écoute chanter

Je suis né poète

Pour avoir rappelé ce qui s’est
Passé bien avant que
Le temps ne paraisse éparpillé

Avant que la formidable tempête
Des vierges cosmiques
N’ouvrent les cuisses du séminal

Pourquoi agir
Si ce n’est par amour et non pour
Dire la dure mort
Si ce n’est par amour de l’amour

Pourquoi n’avoir en mémoire que
Les mots qui portent les
Stigmates d’être 

Sont poètes ceux qui sont heureux
Dans ce poème
Car nous sommes poème et néant

2019 — Bruz

Illustrations : Ricci, Corrège, Girardon, Derain.