lundi 23 avril 2012

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Écrire l’espace

sur Li Wei

, Jean-Louis Poitevin

Artiste performer aux multiples facettes mais propageant son travail sous forme de photographies, Li Wei s’installe dans le paysage artistique international comme une figure majeure. Ses performances sont de vraies performances et le fait de gommer au moyen de son ordinateur les traces de filins qui le retiennent dans ou au-dessus du vide n’enlève en rien ni les diverses impressions que nous pouvons ressentir face à ses images, surprise, crainte, peur du vide mais aussi plaisir, amusement, ou encore interrogation, ni l’expérience réelle à laquelle il se confronte et dans laquelle il entraîne parfois quelques figurants.

À quoi sert la photographie ?

1 Performance

L’œuvre de Li Wei se situe littéralement à cheval entre la performance, nécessaire à la réalisation de chacune des images qu’il produit et la photographie, qui est l’œuvre que ceux qui n’assistent pas à la performance peuvent découvrir. Par ce biais, plus encore que de réaliser des images aux aspects souvent un peu magiques, il interroge de manière obsessionnelle d’une part notre relation à la métaphore et d’autre part la relation de la photographie au contexte.

En effet, afin d’obtenir cet effet de surprise ou de sidération - un moine planant dans le ciel au milieu des nuages ou un corps droit dont la tête est plantée dans le bitume qu’il semble avoir fait exploser en s’y fichant, un homme que des mains retiennent au-dessus du vide parce qu’il se serait jeté par la fenêtre d’un gratte-ciel ou le même homme parlant dans un micro la tête en bas apparemment retenu par rien dans le hall d’entrée d’un musée – il doit recourir à des installations techniques sophistiquées dont la présence est systématiquement gommée.

On peut y voir un aspect important de l’œuvre, mais il n’en est rien. Si son propos est bien de produire un effet de surprise ou de stupeur, il n’en reste pas moins que l’enjeu est ailleurs, dans ce qu’il fait faire au corps qu’il prend en photo, le sien et ceux de ses assistants et la manière qu’il a de le situer dans l’espace.

Postures improbables ou impossibles, elles n’en sont pas moins là sous nos yeux, attirant notre attention finalement sur le résultat plus que sur la performance. Le geste est pour lui source de sensation de mise en danger et de questionnement existentiel. Il l’est aussi pour les spectateurs, mais d’une autre manière. Car ce qui importe lorsqu’on regarde les images qu’il présente, c’est que deux questions se font jours. La première pourrait se formuler ainsi : est-il possible d’écrire avec son corps ? Et si oui quoi ? La seconde pourrait se dire ainsi : qu’y a-t-il d’autre à regarder dans ces images que ce ou ces corps en lévitation ou écrasés ici où là contre une terre résistante.

2 Contexte

Le travail de Li Wei prend place dans une tentative nécessaire et insistante traversant certains courants de l’art contemporain, celle de se réapproprier le contexte. Il faut pour cela en avoir été exclu. C’est le paradoxe le plus singulier non tant de l’histoire de l’art que de l’histoire des techniques en tant qu’elles sont impliquées dans l’art.

Dans un livre d’une acuité toujours d’actualité, White cube, l’espace de la galerie et son idéologie, Brian O’Doherty évoquant un instant la peinture du paysage du XIXe siècle, a pu noter la chose suivante : « Ces tableaux — tout comme d’autres qui, à se focaliser sur un fragment de paysage indéterminé, paraissent « se tromper » de sujet » — accréditent l’idée qu’il y a quelque chose à y déceler, que l’œil doit en scruter la surface à la manière d’un scanner.

Cette accélération temporelle défait le caractère absolu du cadre et l’aménage en zone équivoque. Dès que vous comprenez qu’un fragment de paysage est produit par la décision d’exclure tout ce qui l’environne, vous commencez à prendre conscience de l’espace situé hors du tableau. Le cadre devient une parenthèse. La séparation des peintures le long du mur, comme par une sorte de répulsion magnétique, devient inéluctable. Le phénomène fut accentué et à vrai dire largement suscité par la science nouvelle, l’art qui se dédia à extraire le sujet de son contexte : la photographie. »

En plongeant littéralement son corps dans le vide, même s’il n’est parfois qu’une sorte de fond à peine marqué ou absent, c’est à tenter de comprendre et peut-être de contrer cette exclusion du contexte dont nous sommes tous victimes, que travaille Li Wei.

On pourrait en effet lire la plupart de ses œuvres comme une tentative violente de projeter un corps, le sien en l’occurrence non pas « dans » le contexte mais bien contre ce qui nous en tient éloignés, le vide insaisissable de l’air qu’il n’est sans doute pas irréaliste d’assimiler, au moins jusqu’à un certain point à la vitre de verre qui tient le réel à distance et qui constitue l’œil de l’appareil. Et ainsi de le faire apparaître, ce contexte, sinon comme l’objectif à atteindre, du moins comme ce qui motive et détermine la réalisation de ces images.

Certes, on peut se demander ce que voudrait dire habiter le contexte. Mais on sait, ou du moins on sent, qu’implicitement, c’est bien de notre contexte que nous sommes chaque jour un peu plus expropriés, à la fois par les promoteurs et par les images et que le seul moyen de se le réapproprier est d’en passer par les images en leur faisant faire quelque chose qu’elles ne font pas habituellement.

L’œuvre de Li Wei prend naissance dans cette tentative à la fois désespérée et essentielle, celle qui consiste à tenter de montrer qu’à défaut d’habiter le réel qui comme zone d’exclusion de l’image peut être assimilé ici au contexte, il est possible de l’écrire. Et de l’écrire, non pas avec n’importe quoi, mais avec son corps.

Du vide et de la métaphore

1 Fonctions du vide

Ce que montrent les photographies de Li Wei, au-delà de la performance proprement dite, c’est une manière d’investir le vide. Car c’est bien « là » que viennent se loger les corps dans ces images, dans cet espace qui entoure et enveloppe les choses, dans cet air que nous respirons et qu’en général nous ne percevons pas.

Lui donner le nom de vide, c’est insister sur le fait qu’il n’est pas neutre et que, à la manière du vide dans la physique contemporaine, il est en fait habité.

Au chapitre 25 de son livre, Du vide et de la création, Michel Cassé écrit : « Le vide est posé comme l’état d’énergie minimale d’une structure donnée. Définition toute relative : pour qu’il y ait vide, il faut qu’il y ait système. Étant donné la multiplicité des systèmes, il y a donc des vides et non un vide. Le vide est vide de quelque chose comme la conscience est conscience de quelque chose. Il n’y a donc pas de vide sans cette chose-là. Le vide est relatif à la chose réelle. »

En plaçant son corps dans des situations extrêmes, en montrant des moments de rupture d’équilibre ou d’équilibre improbable et pourtant visible sur l’image, Li Wei effectue une double opération. Il fait du vide le tableau invisible sur lequel les corps viennent écrire une partition incertaine et il fait du corps le pinceau et le signe d’une écriture en cours d’invention

La photographie en découpant l’espace, invente un phénomène d’exclusion du contexte contre lequel elle lutte en même temps en tentant de le réintroduire dans ce que l’image montre. Ici ce sont souvent des paysages contemporains, immeubles en tout genre, routes, espaces industriels ou des paysages neutres, comme le ciel, mais qui sont habités par des présences signifiantes, un bouddha en lévitation ou un avion, par exemple.

En jetant littéralement son corps dans le vide, il apparaît qu’il le projette en fait contre le vide. En fait, Li Wei semble par ses performances, en mesurer la présence, la consistance et d’une certaine manière en décrire la fonction.
Cette projection du corps marque une tentative de rendre compte de l’effet boomerang inévitable qui accompagne l’exclusion du contexte, à savoir une tentative d’inclusion du corps dans le contexte. Et cela ne se peut que d’une manière triple : par l’image, dans l’image et contre l’image.

Par l’image car c’est le seul moyen actuel permettant de mettre en scène l’impossible.

Dans l’image, car c’est le seul moyen de communication de ce qui échappe aux mots.

Contre l’image, car ainsi projeté dans le vide le corps devient à la fois pinceau et signe, vecteur de l’écriture et écriture proprement dite.

Si cette écriture est encore en partie illisible, c’est qu’elle se fait à côté ou au-delà des mots. Le corps devient ici une métaphore active, la rupture d’équilibre engendrée par l’exclusion hors du contexte et par le besoin irrépressible d’en inventer un nouveau, fut-il le plus improbable.

Et le seul contexte qui soit commun à tous les niveaux d’existence et à tous les types d’être, c’est le vide.

Le chapitre XXV du Tao Tö King stipule en effet ceci : « Il y avait quelque chose d’indéterminé / avant la naissance de l’univers. / Ce quelque chose est muet et vide. / Il est indépendant et inaltérable. / Il circule partout sans se lasser jamais. / Il doit être la Mère de l’univers. »

On voit ainsi se mettre en place dans les œuvres de Li Wei une connexion efficace et puissante entre connaissances contemporaines et savoirs ancestraux. Cette connexion se fait autour d’un questionnement sur les différences d’échelles entre phénomènes.

2 Décontextualisation et recontextualisation

La performance prend ici toute sa force puisqu’elle met en relation ces échelles différentes en permettant à des corps humains de se comporter comme des particules, au vide de devenir visible, au devenir de se montrer sous la forme d’un animal encore sans visage, mais déjà à l’affût.

L’image, elle joue son rôle, un rôle décisif mais comme toujours ambigu puisqu’elle est à la fois le vecteur de la décontextualisation et le moyen d’une recontextualisation.

La force de Li Wei est d’opérer ce mouvement de recontextualisation, non pas en renvoyant les corps à leur enracinement social, mais, en partant de leur inscription sociale, de les transformer en révélateur de la puissance du vide.

Il y a ainsi trois types de situation dans les photographies de Li Wei.
Il y a celles qui rapportent les corps au sol. De tels moments sont des marqueurs de destruction. Dans ce cas la violence symbolique est en quelque sorte métaphorisée par l’action figée.

Il y a celles qui mettent en jeu la rupture d’équilibre, la chute possible ou l’élan improbable. De tels moments sont les marqueurs du vide comme puissance de résistance et de transformation du corps en signe. La recontextualisation se fait sur le modèle d’une écriture à venir.

Il y a enfin les images qui montrent des corps qui flottent dans l’air ou volent, se tiennent au-dessus du vide, en semblant avoir su prendre appui sur lui. La recontextualisation se fait sur un plan abstrait devenant concret à travers l’image réalisée d’une situation impossible.

Nous sommes à la fois historiquement et spirituellement confrontés à la puissance plastique du vide. Ce que nous permet de visualiser et de comprendre le travail de Li Wei, c’est que cette puissance du vide est à la fois relationnelle, historique et absolument constructive. Il nous reste à être concrètement, métaphoriquement et spirituellement à la hauteur de ce vide qu’un autre auteur chinois, Li Tseu, disait « parfait ».

Voir en ligne : www.liweiart.com