mardi 6 décembre 2016

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Double vue

Notes sur le livre et la prise de vues des images de Bomarzo, Créaphis Éditions

, François Sagnes , Gilles Polizzi et Jean-Louis Poitevin

Bomarzo, texte de Gilles Polizzi, photographies de François Sagnes, est un livre (Créaphis Éditions) dont on peut dire qu’il nous permet de faire de manière indirectement directe une expérience de double vue, comme si la doublure et la vue s’étaient données rendez-vous devant nous dans ces pages pour une rencontre inédite dont nous sommes et les auteurs et les otages. Le Jardin de Bomarzo, L’Approche Photographique de et par François Sagnes poursuit cette réflexion sur image, paysage et jardin.

Monstres

Bomarzo est un lieu mythique, un jardin à nul autre pareil dont l’histoire nous est ici contée et dont les images qui nous sont ici présentées nous permettent de faire une visite relayée par l’imagination. Car aucune image n’atteint son but si elle n’est relayée en nous, par nous par cette faculté aux ressorts innombrables. Ce jardin a été pensé et réalisé entre 1542 et 1552 par Vicino Orsini, fils du condottiere Gian Corrado Orsini. Son histoire, son abandon, ses redécouvertes ont lieu pour nous entre 1930 et 1957, par Dali, Mandiargues, Breton, Antonioni ayant quant à lui réalisé un documentaire en 1950 intitulé La villa dei mostri.

Roland Furieux

Vain de résumer ce texte prolifique, endiablé, précis comme une horloge marquant le temps du mythe et vain aussi de commenter les images exactes comme celles que fait naître une horloge à l’arrêt dans l’esprit de celui qui regarde, et précises comme le sont les dents de la vérité dans leur attente sempiternelle de nous dévorer.

La maison penchée

Dualité native

Jardin enchâssé dans un paysage, nature devenant lieu de l’émergence de figures mythiques comme si elles étaient prêtes enfin à parler, Bomarzo défait nos certitudes et nous fait faire l’expérience centrale non pas du doute hyperbolique cartésien mais de la dissension insurpassable encore entre les frayeurs de l’artifice et les terreurs de la vérité, ou entre « l’inganno, ruse ou tromperie qui s’apparente à son contraire l’ingenium, l’ingéniosité qui conçoit la merveille, tandis que l’art de son côté, s’identifie à la techné qui permet de la réaliser. » (Bomarzo, p.23)

Pluton et dragon

C’est bien l’espace mental, psychique, culturel, dont Platon constate l’émergence dès son Hippias Mineur, qui vient à nous sous la forme incarnée de ce jardin aux statuaires mythiques troublant nos repères, installant notre regard dans le piège de l’attente, autant dire de l’image, et nous contraignant à recourir à l’infinité de l’interprétation pour endiguer les flèches que nous lance l’évidence impartageable de présences énigmatiques.
Les images de François Sagnes sont à lire en relation avec le texte de Gilles Polizzi et inversement. Autant dire qu’à la déambulation narrée fait écho le geste d’aller et venir d’un coté l’autre du livre, texte-ci, images-là, pour une visite à nulle autre pareille puisqu’elle nous contraint à ces allers-retours entre nos deux cerveaux de manière permanente ce qui en révèle et en relève l’inévitable séparation, discontinuité spatio-temporelle dont nous sommes à la fois les otages et les acteurs.

Nymphe à la vasque

Surrection

Gilles Polizzi remarque que, « aux temps modernes, la dématérialisation qu’opère la photographie, est le strict équivalent » de celle que pouvaient opérer dessins, peintures et estampes dont le jardin est le prolongement naturel. En effet, l’image isole, saisit et capture, retient et installe dans la nudité du cadre une chair évocatrice. Que ces chairs soient de pierre ne change rien, au contraire. Le contraste n’en est que plus saisissant. La dématérialisation ne fait qu’envenimer la chose charnelle d’une immunité apparente. Car devenue image, elle nous revient de bien plus loin que des ruines de l’inconscient. Elle remonte de l’avenir pour nous assaillir, car les ruines sont cela, un temps à venir anticipé, que cela fut par volonté ou par hasard, qui nous tombe dessus et nous entraîne non dans sa chute mais dans son éveil.

Nous assistons ici à l’instant magique de l’éveil possible des statues, éveil qu’il ne tient qu’à nous d’accomplir et que le texte, rivière agitée de métaphores saisissantes fait advenir à sa manière. Ainsi le mort ne saisit pas le vif, mais le vif enchaîne le mort à sa résurrection.

Demeter Gaïa

Trois natures

Bien sûr, il y a trois natures ou trois désordres pour reprendre le terme d’André Chastel. « Le premier “désordre” est celui de la ruine, qui oppose l’œuvre de l’homme à la nature première ou natura naturata de la Création [...] La deuxième composante de la “beauté folle” est la difformité des monstres. Elle procède, toujours selon Chastel, de l’esthétique de la grotesque assimilée au produit d’une deuxième nature dite natura naturans [...] Enfin un troisième désordre – j’en ferai ma troisième “nature” - se déduit de la manière des deux premiers. Mandiargues a dit ce qu’il pouvait y avoir de “naïf” dans la disposition des figures, et de difforme dans leurs proportions. Il reste à interpréter la maladresse de leur facture, que malgré une évidente différence de qualité, je rapprocherai du non finito (l’inachevé) par lequel Chastel conclut son exposé » (Bomarzo, p. 68-69-70).

Harpie et couple de lions

Il n’y a à l’évidence entre Bomarzo et nous que l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette ou si l’on veut d’une pellicule de film. Cette épaisseur est celle que recouvre le trait du dessin, la couleur de la peinture, les sels argentiques de la photographie ou les phrases envahissantes de Cézanne évoquant à travers la description de sa manière de peindre dans un entretien avec Gasquet le devenir vivant de ce qui apparaît, enfin, une fois les assises écroulées. Le jardin, comme le tableau cézannien, est ce qui émerge de la ruine des gestes portés par l’inévitable mimétique de la création et ce que nous animons comme nous animons dans le rêve une infinité d’images fixes en les faisant défiler à grande vitesse dans le cinémascope de notre crâne endormi.

Perséphone

Leçon de Bomarzo

Connaissant bien sûr le livre de Peter Handke, La leçon de la Sainte Victoire, Gilles Polizzi cherche « sa » leçon de Bomarzo. « Elle n’est pas dans ses histoires. Et hormis la coïncidence historique qui place la création du parc au moment précis où son paradigme change, où la figuration distanciée du verger courtois bascule dans une esthétique expressive qui transforme le paysage-médium en instrument susceptible de saisir et de transporter le visiteur, sa leçon n’est pas non plus dans l’histoire des jardins.

Elle est un peu en deçà, dans son usage inédit des virtualités de la matière (la croissance minérale, la dynamique de la ruine) ou très au-delà, dans la mise en œuvre des invariants d’un art paysager qui s’invente et qui mène de notre temps, à l’Art Brut (prôné par Mandiargues) ou bien au Land Art (inventé par Smithon). » (Bomarzo, p. 85)

La nymphe endormie

Mais il y a encore une autre vérité possible, une autre leçon à faire émerger que Gilles Polizzi nomme « la mise en œuvre d’un merveilleux cinétique ». Et là se boucle la boucle, provisoirement et éternellement ou plus exactement se dit le co-appartenance inévitable entre voix et image, entre texte et forme, entre attente et accomplissement impossible rendu possible par « la qualité singulière de ce parc, liée à son aptitude à jouer des échelles, à contraindre les perspectives, à définir des plans-séquences pour en tirer des effets si naturels qu’on oublie qu’ils sont fabriqués. »

La nymphe endormie — buste

Rêve éveillé

Ainsi, à regarder les images de François Sagnes, on peut avec lenteur et détermination fabriquer nos plans-séquences, sans crainte car nous savons, arpenteurs du jardin que nous sommes devenus en lisant le livre, qu’il n’y a pas de bonne manière de la regarder ou de le voir sinon de le regarder et de le voir ou plutôt de l’arpenter, même par livre interposé, car c’est ainsi qu’il s’offre, se présente et se donne, ce jardin, animé de figures indescriptibles, de déesses de pierres dont on sait qu’elles vont parler dès que nous aurons le dos tourné, de monstres qui nous narguent mais ne nous font finalement pas peur. Ainsi on comprend, en ces temps de mélancolie salie, qu’il existât une mélancolie heureuse et qu’elle est encore accessible. C’est celle qui se donne à nous non à travers les coups de couteau de l’angoisse mais à travers le baume de la crainte et du tremblement qui nous assaillent à la vue de ces monstres sages dont nous savons qu’ils ne le sont plus lorsque nous avons le dos tourné. Ainsi recouvrons nous la puissance de l’imagination qui est de nous faire éprouver vivant ce qui ne l’est pas et comprendre ainsi que le sens n’est pas la signification du ceci ou du cela mais l’ouverture en nous de la faille tectonique du vrai toujours divisé entre tromperie et invention.

Tête de Méduse

François Sagnes de son côté a médité sur le jardin et nous ivre ici quelques remarques inspirantes sur son approche.

Le Jardin de Bomarzo est une série de quatre-vingt-quinze photographies en noir et blanc dont les prises de vues ont été réalisées au cours de plusieurs allers-retours de 1990 à 2004 et dont le format des tirages originaux est de 16 x 20 cm.

Mes premières découvertes du jardin de Bomarzo se sont faites dans les livres de photographies. En premier lieu, l’édition d’un ouvrage soigné des photographies de Bomarzo de Daniel Boudinet aux Éditions Stil en 1978, puis par l’ouvrage contenant le texte de Pieyre de Mandiargues sur Bomarzo accompagné de photographies de Georges Glasberg qui datait de 1957.
C’est en 1991 que je fis un premier voyage à Bomarzo. Vagabondage dans le lieu en été, découverte d’un locus chargé de figures et de fabriques plus que de l’espace d’un jardin, ... et déception. Déception non point du tout à l’égard de ce que je voyais, mais du fait de l’écart entre les traitements photographiques connus, prétextes qui m’y avaient mené voir, et les perceptions et visions qui me venaient sur place. Le chaos et les corps disloqués exploités par la vision surréaliste de Pieyre de Mandiargues et Glasberg ne correspondaient plus à l’état des lieux. Tout en gardant un grand respect pour le travail attentif de Daniel Boudinet, j’y trouvais d’autres forces ; et puis l’on sait que tout travail photographique d’un moment devient un document d’un autre temps des lieux plus rapidement qu’on ne le pense. État des lieux en un moment donné. Ce qui m’a engagé à développer une déambulation personnelle entre documentation et poïétique.

Tête au fond de la prairie

De l’étonnement à la curiosité, puis au défi : quelques prises de vues en noir et blanc effectuées à la chambre 4 x 5 inches sur pied pour parcourir, observer et vivre ce monde à l’épreuve d’un travail et d’un projet, puis l’engagement dans le plein développement d’une série de photographies pour la mise en forme d’une découverte, vision et d’une lecture du lieu. Après ce premier travail d’août 1991, ce furent des retours multiples, décembre 1992, février 1994, avril 2001, février 2004, le travail se poursuivant en hiver pour éviter les effets d’un « feuillagisme » en photographie qui isolerait les sculptures sur des fonds de plans fermés ; pour éviter les jeux de lumières graphiques au travers des futaies, et expressionnistes dans l’éclairement des sculptures ; pour travailler dans les lumières sans heure de l’hiver une durée hors du saisissement d’instants ; dans des luminosités pauvres le surgissement des ombres, et pour laisser remonter l’humidité de la terre dans la roche mise à nue du socle géologique dans laquelle sont taillées ces sculptures, mises en scènes des mondes souterrains dans un rapport aux forces chtoniennes.

Dans le temps des déambulations, passer d’une série d’images de sculptures dans un parc à la pensée et la construction d’un tout de ce qui fut un jardin.
Dans ce jardin, sans reste d’entrée, ni de centre, ni de sortie, boscetto aux parcours sans perspectives, aux rares ouvertures de vues, sous l’espace fermé par le couvert de la végétation actuelle, une posture s’imposait : au long des parcours incertains, laisser aller le mouvement des sentiers et des cheminements qui serpentent. Laisser opérer une construction flottante de
la déambulation. Laisser venir les sculptures qui surgissent dans la succession des enchaînements et des mises en scènes. Constructions étagées par paliers, de terrasses en terrasses, de dessus en contrebas, hors de vues d’ensemble empêchées par d’impossibles reculs. Espaces frontaux qui adossent les choses dans le relief du terrain contre les parois naturelles ou les murs. Ouvertures d’étroits plateaux de scènes. Face à face. Machineries de figures et bouches d’ombre. Et sur les plateaux, distribution des scènes et des figures spectaculaires.

Dans les proximités forcées par l’étroitesse des espaces des terrasses et des passages aménagés à flanc de colline, construire l’attention aux formes dans la variation des mouvements, des angles de vues et des distances d’apparition. Tourner autour des figures qui serpentent sur toutes leurs faces en effets de mouvements incessants. De même, multiplier les points de vue pour rendre compte d’un déplacement physique dans l’espace effectif ; contours, détours et retours. Enchainements d’énigmes aux sens obscurs.
Les fabriques de ruines et de tombeaux se mélangeant aux effets de l’érosion sur ce qui fut sans doute lisse, un lieu de félicité et de fêtes évoquées dans la végétation libre, retour de désordres et d’entropie, inévitables surcharges de signes d’un devenir du tout vers sa propre ruine, méditations sur le temps.

Le travail s’acheva de lui-même lorsque le lieu lui-même devint d’une certaine façon autre sous les effets du temps, des défrichages, des réaménagements et des restaurations ; lorsque la série des photographies faites trouva une juste densité qui puisse reconstituer un jardin en-soi.

Bomarzo
Poétique d’un jardin italien
Essai de Gilles Polizzi, Photographies de François Sagnes
210 x 225 mm / 228 pages / 92 photographies / 38 €
Éditions Créaphis www.editions-creaphis.com

Frontispice : La bocca del inferno