samedi 30 janvier 2021

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A propos de

Der Nachsommer d’Adalbert Stifter

et pour d’autres traditions

, Joël Roussiez

Dans cette lecture de Nachsommer, le grand roman d’Adalbert Stifter, on découvre comment il ferme en quelque sorte le grand genre pastoral et tire la conséquence d’une telle vision du monde. Si l’homme est exalté par l’harmonie du monde qu’il découvre en tous ses éléments, il accède ainsi à la beauté qui, par retour, lui fait découvrir l’art comme la plus grande des réalisations de l’homme.

Une pastorale

 

On pourrait avancer que ce roman appartient au genre pastoral qui depuis l’Astrée semble avoir disparu comme si les lumières y avaient mis fin malgré qu’on en sentisse encore de fortes réminiscences chez Rousseau, Bernardin De Saint-Pierre, Goethe, Diderot même et bien d’autres. L’Arrière saison participe du genre dont une des fonctions est la recherche d’une vie harmonieuse par les impressions et les sens. Il en a le caractère éthéré, l’humain en est en quelque sorte absent, il n’est pas caractérisé et n’est sur ce plan qu’une épure sans intériorité, préoccupée principalement de ce qui l’exalte : le monde hors de lui. Ainsi ne cesse-t-il de sentir le monde et de discourir sur lui afin d’en comprendre l’ordre pour s’y conformer. Cela implique de saisir le langage du monde qui se manifeste dans le paysage, ses pierres, ses plantes et l’espèce humaine à l’intérieur. La description de ce qui est vu tient une grande place donc dans ce roman comme la découverte du paysage pour les jeunes gens de ces sociétés alpines, résultat d’une pratique ancestrale de jeter les jeunes dans la nature afin qu’ils en reviennent mûris et puissent s’installer alors dans la communauté dont ce voyage a confirmé les lois et les coutumes. Car dans l’ailleurs, ces jeunes gens appréhendent des paysages certes nouveaux mais non point différents : ce sont des paysages semblables. Le jeune homme y éprouve l’ordre du monde comme cosmos auquel il appartient et qu’il lui appartient de saisir par les sens. Pour mieux le saisir, il croise des communautés qui confirment par leur existence la justesse de la sienne car elles lui sont aussi semblables. C’est alors qu’ont lieu les discussions ou plutôt devrait-on dire les dissertations qui n’en finissent pas d’énumérer les règles de l’ordre cosmique à la recherche de leurs applications pratiques. Le roman pastoral s’il est descriptif pour s’exalter encore dans la répétition est aussi bavard car il cherche à comprendre ses sens pour élaborer des conduites adéquates, des sagesses afin que se poursuive dans la communauté humaine l’harmonie perçue dans le paysage. Il décrit donc des mondes sereins, monde de dieux ou de naïfs ; ce que fait à satiété L’Arrière saison autour de la Maison aux roses.

Mais Stifter ferme en quelque sorte le grand genre pastoral en ce que son roman tire la conséquence d’une telle vision du monde : si l’homme, en effet, est exalté par l’harmonie du monde qu’il découvre en tous ses éléments, il accède ainsi à la beauté qui, par retour, lui fait découvrir l’art comme la plus grande des réalisations de l’homme. Il y a certes d’autres grandeurs en l’homme que le genre pastoral s’est efforcé de mettre en avant : « le dévouement, la loyauté, la prière, la pureté de la conduite, vertus qui font notre joie, par quoi la joie peut même atteindre son sommet le plus haut sans devenir pour autant un sentiment artistique. Elle peut lui être supérieure, elle devient même, en tant que valeur suprême, adoration devant l’infini et elle est, partant, plus grave et plus austère que le sentiment artistique, mais n’a pas la grâce exquise de celui-ci » (p 350).

Si le roman pastoral est consacré à l’ordre harmonieux du monde, il ne savait pas très bien ce qu’il devait en retirer, admiration du monde des dieux, lois d’harmonie pour le monde humain, sagesses propres à conserver la communauté…, le roman de Stifter conclut que l’ordre harmonieux est beauté et que la sagesse humaine est de se consacrer à la sauvegarder dans les productions humaines. L’art en tant que beauté y est la chose la plus précieuse pour l’homme car elle est semblable au cosmos et donc offre une adéquation possible de l’homme et du monde. Le roman pastoral ne savait pas encore précisément qu’il était beauté Stifter saisit pour argument central de L’Arrière saison la lente découverte de la beauté de l’art, point de mûrissement ultime qui permet alors à la vie de trouver son calme et son harmonie.

L’aspect pastoral du roman prendrait ainsi la couleur d’une affirmation propre à l’école romantique sans étonner nullement puisque l’époque s’y prêtait. Pourtant lorsqu’on regarde de près le style de Stifter on s’aperçoit qu’il évite tout lyrisme de l’expression, choisit ses termes avec précision et construit les ensembles de phrases en indiquant clairement les liaisons qui permettent aux phrases de se succéder. Ceci l’apparente davantage au dix-huitième siècle ; aurait-t-on en lui une sorte de Rousseau tardif, en arrière saison ? Reste à constater qu’on y pleure non seulement moins mais pas du tout, que le style semble encore plus précis que celui du siècle précédent et que l’on y trouve peu d’image poétiques, et encore moins de sentiments personnels, si bien que nous reste l’impression d’une clarté, d’une netteté, d’une absence d’obscurité si grande que c’est son réalisme qui touche et donne au pastoral une évidence qu’il n’avait pas.

La construction de soi

Ce roman, écrit au dix-neuvième siècle, s’inscrit facilement dans ce qu’on nomme le Bildungsroman, roman de construction de soi qu’on appelle en France d’apprentissage. En effet, de la jeunesse jusqu’à son établissement par le mariage, le héros, Heinrich, s’élève lentement dans des niveaux de plus en plus subtiles d’une compréhension personnelle du monde : « dans la suite j’entrepris d’étudier l’histoire naturelle. Je commençai par la botanique. Je cherchais d’abord à sonder quelles plantes se trouvaient dans la contrée où je séjournais… J’emportai dans mon habitation celles que je pouvais prendre avec moi… Celle que je ne pouvais défaire de leur site.. étaient soumises à des descriptions que j’adjoignais à la collection… Je conservais les classifications traditionnelles mais n’écartais point mes descriptions. Dans ces descriptions les plantes se rangeaient d’après les lignes évidentes et, si je puis m’exprimer ainsi, d’après leur architecture […] Les minéraux que je collectionnais me placèrent dans une situation presque analogue. Je ne pus m’empêcher là encore de procéder à mes descriptions à côté des classifications usuelles.

« Une fois que j’eus appris à connaître la campagne ouverte et vu les pins et les sapins s’élancer sur les monts, je me pris régulièrement de compassion pour les planches avec lesquelles se confectionnait quelque objet car elles avaient été un jour ces pins et ces sapins » (p. 26) ; un jour au hasard d’une promenade, le jeune homme découvre un cerf mort : « l’animal me plut si fort que j’admirai sa beauté, me prenant pour lui d’une grande pitié […] jusqu’alors je n’avais point cherché d’animaux pour mes investigations touchant l’histoire naturelle […] Je pris alors une autre voie. De ce moment j’entrepris de rechercher et d’observer les animaux ; or je tombais derechef en désaccord avec ces livres car il répugnait à mes yeux de voir groupé dans une catégorie, en fonction des orteils ou autres parties, des animaux qui selon moi étaient fort divers dans leur organisation. J’établis donc une autre classification plus personnelle que scientifique […] J’en vins un jour à dessiner et le dessin en fin de compte était même supérieur à la description […] Je commençais par les plantes [...] Après les plantes […] Comme je dessinais à présent et me devais, partant, d’examiner les choses avec un soin accru et comme le dessin et mes investigations ne me requéraient pas complètement, j’embrassais de surcroît une autre orientation bien plus vaste [...] La contemplation de la terre gisant à mes pieds, et à laquelle je consacrais souvent plusieurs heures, emplissait mon cœur d’exaltation et il m’apparut que chercher à percer la genèse de cette écorce terrestre et, par recensement de menus faits multipliés aux points les plus divers, se déployer dans le grand tout sublime qui s’offre à nos regards quand nous voyageons de cime en cime sur notre terre et que, les ayant enfin toutes accomplies, ne reste plus d’autre formation à sonder que l’ampleur et la voussure de la mer, m’était une digne investigation, une recherche insigne en regard de laquelle tous mes efforts antérieurs n’avaient été que préliminaires [...] Ce faisant j’appris par degré à connaître le ciel, la physionomie de ses phénomènes et ses incidences sur le climat. »

L’apprentissage est, on le voit, toujours motivé par des expériences sensibles personnelles, ce n’est donc pas un véritable roman d’éducation. Ce qu’on y apprend est simplement ordonné par le bon sens, des détails vers le plus grand par degré, de l’écriture vers le dessin pour plus de précision, d’un apprentissage sporadique à un apprentissage constant : « désormais, mes visites parmi les monts n’avaient presque exclusivement pour objet que ce but ». On y remarque en revanche l’absence de contact, le détachement même de tout contact laissant les fermiers qui l’hébergent à leur industrie « me heurtais là à une résistance obstinée » et les chasseurs à leur chasse « car ils en avaient fait une manière de fête ».

Cet apprentissage est relaté fort rapidement en une vingtaine de pages pour un roman qui en comporte six cent cinquante et c’est donc la suite qui importe davantage, ne serait-ce que par la masse. Un jour où pour s’abriter d’un orage imminent, le jeune homme cherche refuge dans l’habitation d’un homme simple et courtois qui tout en l’accueillant lui affirme qu’il n’y aura pas d’orage ; il s’ensuit une discussion où se heurtent deux savoirs ; l’orage n’a pas lieu, le vieil homme a eu raison. Ainsi débute une relation à travers laquelle va se poursuivre ou plutôt s’élargir l’apprentissage du jeune homme car il continuera ses propres investigations.

On pourrait à la lecture de la suite affirmer hâtivement ceci : le nouveau qu’apporte nécessairement chaque génération n’est que la poursuite de l’ancien et se fait par la redécouverte de ce dernier, ce en quoi consiste toute véritable formation de soi ; acceptation et compréhension donc de ce qui a été et ouverture aux vérités éternelles du monde. Cela implique un apprentissage par l’exemple des anciens. Le jeune homme écoute et observe « l’hôte et ami » qui par ses pratiques quotidiennes indique les véritables valeurs et l’initie à elles lors de conversations ; il a établi un art de vivre que rien ne vient perturber, le jeune homme en constate par lui-même le calme contentement. Cette interprétation n’est pas fausse mais elle reste classique et en deçà de la singularité du livre.

On apprend de l’hôte, à la fin du livre, en même temps que son nom, comment il en est venu à abandonner la ville, et le rôle important qu’il y jouait, à la suite d’un élan amoureux rendu irréalisable par sa condition sociale inférieure. Est-ce donc à dire que c’est par déception qu’il a construit cette vie idéale et que donc s’introduit ici un côté sombre dans l’œuvre ? C’est ce qu’affirme W. Matz (in L’Atelier du Roman, Nº 31) et j’avoue moi-même avoir cherché vers la fin du livre cette note sombre à laquelle tout amateur de Stifter s’attend car pour harmonieuse que soient ses histoires, l’écrivain n’est pas sans savoir la fragilité profonde de l’existence. Dans ce cas on rentrerait dans un schéma assez commun au dix-neuvième, tel que Balzac ou Flaubert en ont décrit. Le roman serait un apprentissage par la perte des illusions.

Pourtant le jeune homme lui n’a pas eu à se retirer des choses mondaines puisqu’il n’y est pas et n’y a jamais été, et c’est enfin lui que l’on suit. Il semble conséquemment que l’expérience de l’hôte et ami, par laquelle il a tant appris, n’apparaisse nullement sombre puisque tout s’y trouve réparé dans une vie parfaitement harmonieuse. Et s’il subsiste néanmoins pour le jeune homme un mystère dans la vie maintenue séparée de l’hôte et de son ancienne amante Mathilde qui pourraient se réunir à nouveau, ceci, par contraste, illumine surtout le mariage des jeunes gens, lequel apparaît simplement plus parfaitement beau. Et ainsi ce qui a été séparé dans les temps passés n’est pas réparé mais apaisé tandis que c’est la génération suivante qui, elle, peut réunir plus complètement.

Ce livre n’est pourtant pas l’apologie du sacrifice d’une génération pour une autre, d’ailleurs dans l’Homme Sans Postérité, c’est le vieillard qui apprend du jeune homme, qui le regarde, l’observe et voit ainsi le plein sens d’une véritable vie saine et adaptée au monde ; il n’ira pas au mariage du jeune homme « parce que tout en lui sombre déjà tandis qu’il respire, tandis qu’en lui persiste la vie » mais il lui lèguera son héritage pour soutenir cette vie qu’il découvre sur le tard. Ainsi l’erreur est encore réparée, par le jeune homme cette fois qui par sa grâce a corrigé le vieillard en lui fournissant sur le tard une postérité.

L’arrière saison n’est certes pas non plus une allégorie du progrès, on y fait plutôt un retour vers les fortes valeurs de la terre, mais la génération suivante semble s’installer mieux parce qu’on s’est employé à la préserver ; que ce soit le père qui donne lentement pleine jouissance de son bien et liberté totale d’organiser son apprentissage au jeune homme ou l’hôte qui indique sans jamais rien imposer, accompagnant discrètement sa maturation. Ce dernier d’ailleurs est toujours nommé par cette périphrase qui semble excessive : « mon hôte et mon ami » tout au long du livre ; ce n’est donc pas tant la différence d’âge qui compte mais le fait qu’il est celui qui l’accueille avec sympathie et l’affectionne. On y apprend ainsi que si l’on est plus petit que le cosmos, on est de même plus petit que l’espèce qui nous porte ; et il n’appartient pas à nous de savoir ce qu’il en est mais il nous appartient probablement de préserver et soigner, de même que l’art, les précieux sentiments de l’amour, de l’amitié, du familisme (terme fouriériste).

L’apprentissage ici ne se fait donc pas par un déniaisement de l’individu qui perd ses ambitions et ses illusions mais par la reconnaissance de la faible importance de ses échecs face à la vie de l’espèce qui se prolonge comme Lignon « vagabond en son cours aussi bien que douteux en sa source, va serpentant […] jusqu’à Feurs où Loire le recevant et lui faisant perdre son nom propre l’emporte pour tribu à l’océan » pour citer le début de l’Astrée. Le fait d’être jeté dans l’océan du cosmos est ainsi tempéré : « qui sait ce qu’il en est de ces choses (temps éternel, espace infini), répartit mon hôte et ami, comme partout le dévouement, la confiance et l’attente seront les bienvenus. ». On apprend pour finir tout cela qui est plus modeste et on conjure ainsi les limites individuelles, et donc la mort, par lesquelles l’individu se trouve angoissé. Cette confiance en une continuité de l’espèce fonde dans ce roman une vie pleine et sans débordement par où l’on peut tirer une éthique de la modestie, raccourci qui permet de saisir le sens général qu’on retire à sa lecture, laquelle est constamment soutenue par une impression de paix, de calme et de contentement. Mais aussi, diront quelques lecteurs, habitée d’un certain ennui. Mais l’ennui ne saurait disqualifier aucun roman car dirait-on que l’art est ennuyant que cela n’aurait aucun sens puisque c’est un fait.

Sans doute la lecture n’est pas emportée vers la fin de ce roman avec rapidité, on y a des langueurs, des distances mais c’est qu’il ne joue jamais sur les nerfs. Au contraire il calme, apaise et rend patient. Sa lecture est un plaisir lent dont la jouissance immédiate est pleine d’une douceur raffinée. On peut la juger faible lorsqu’on n’est pas sensible à une langue dont le lyrisme tient à la période des phrases et à la précision des expressions ; c’est à dire à un mouvement lent et scandé engendré non par une mélodie intérieure, qui négligerait la signification au profit de sa musique, mais par des précisions descriptives très expressément réalistes. Peter Handke disait qu’il aurait bien aimé trouver chez Kafka une véritable description, exercice qu’il jugeait nécessaire pour l’écrivain car il oblige à faire un choix dans les successions et met ainsi le réel dans un certain ordre. Si cette remarque paraîtra peu pertinente à certains, elle souligne en tous cas une autre tradition plus descriptive que narrative dans laquelle Handke s’inscrit et où Stifter est un maître par la grâce de son écriture et la profondeur de ses vues. L’équilibre trouvé du lyrisme et du réalisme, n’emporte pas dans des émotions fortes où s’épuisent les luttes mais fait toucher du doigt un monde apaisé qui élève l’existence humaine.

Une parentèle littéraire

Puisque nous en sommes venus à parler de tradition, il serait difficile de montrer ici des parentés proprement d’écriture puisque le lecteur ne parlant pas l’Allemand ne dispose que de traductions dont les similarités ne feraient certainement que signaler celles des traducteurs eux-mêmes. Cependant on peut énumérer des thèmes, des intérêts, des manières de les traiter qui rapprochent les œuvres et les auteurs de manière suffisamment pertinente pour soutenir l’établissement d’une telle parentèle.

La grande différence que l’on pourrait établir entre cette tradition et celle de la France, voire de l’Angleterre serait celle de porter intérêt davantage aux sensations qu’aux sentiments ; cela a des conséquences car si c’est le monde extérieur qui fait vibrer l’individu ainsi, il y apparaît innocent ; tandis que dans l’autre tradition il y apparaît plus responsable car il possède en naissant tout une psychologie qui le pose dans le monde, laquelle se révèlera subsumée au milieu d’où il sort (de Balzac à Zola mais aussi avec Dickens, Thackeray) et fera naître le roman engagé et les suites actuelles. Au contraire donc l’individu de notre autre tradition semble être avant tout un réceptacle de sensations, ce qui lui donnera souvent une note romantique que le réalisme viendra épurer en éthique du comportement jusqu’à s’ouvrir à l’utopie, chez Musil par exemple, ou à l’ontologique chez Handke.

Si l’on s’intéresse aux thèmes communs, on pensera immédiatement à la promenade, on la trouve déjà chez Rousseau comme manière idéale de saisir les vraies valeurs du monde ; chez Walser elle devient une manière d’exister véritablement, ainsi que chez Lenz, dont la reconnaissance nous est due à Handke, lequel ne cesse d’y puiser ses courts récits. Qu’on songe à quelques titres : Voyage en zig zag (Töpffer), Der Wanderer (Sifter, L’arrière saison, chap 2) La Promenade (Walser), Le Promeneur (Lenz), Das Ende Des Flanierung (Handke)… Wandern correspond plus à l’excursion à pied, c’est à dire à un petit voyage, une randonnée sans l’aspect sportif qu’a pris ce terme aujourd’hui, qu’à une promenade ainsi traduit-on tantôt par promeneur, tantôt par voyageur celui qui l’accomplit. Le manque d’un terme approprié soutiendrait assez que cette manière d’aller nous est étrangère. La promenade propose une succession et un certain ordre qui n’oblige pas à construire des cohérences extérieures telles que l’histoire d’une société ou l’histoire individuelle en imposent. Elle permet de relier les éléments sans recourir au récit d’un passé d’où viendrait émerger le présent, elle permet aussi de les parcourir sans donner lieu à une contemplation trop vive. On évite ainsi de donner des raisons pour observer davantage et ainsi faire résonner les choses plutôt que de les expliquer. Comme on ne peut souvent éviter ce dernier point, on le trouvera souvent exprimée clairement et comme détachée sur un ton quelque peu pédagogique ; l’autre tradition, au contraire, sera plus illustrative. Mais avant tout la promenade est une excursion, elle élargit le monde « le monde devenait de plus en plus vaste, de plus en plus lumineux ; il s’étendait de plus en plus loin au fur et à mesure que le voyageur avançait ; partout où le portaient ses pas des milliers et des milliers de créatures étaient dans l’allégresse » (L’homme sans postérité) ; et cet élargissement provoque une jubilation, qu’on songe avec quel bonheur les narrateurs de Walser partent en promenade. Car, par la succession que la promenade provoque, l’espace vient s’engranger sans cesse, stimulant ainsi l’intériorité de surface du marcheur qui est disposition à le recevoir ; d’où la jubilation car on obtient alors une sorte de permanence de la sensation, un état.

Une autre spécificité récurrente de cette tradition est l’attention portée à ce qu’on voit avec un intérêt manifeste dans les romans pour sa description minutieuse qui, en sautant d’un élément à l’autre construit un ensemble. Le plus souvent il s’agit d’un espace naturel. On trouve cela déjà dans Rousseau dans Les rêveries par exemple : « m’asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les terres pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d’œil du lac et de ses rivages couronnés d’un côté par des montagnes prochaines et de l’autre élargis en riches et fertiles plaines dans lesquelles la vue s’étendait jusqu’aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bordaient. Quand je redescendais […] j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac […] là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeait dans une rêverie délicieuse ». Stifter, L’arrière saison « […] j’abaissais le regard vers l’un de ces lacs peuplant nos montagnes, m’abîmais dans la profondeur obscure d’une gorge, élisais un quartier de roc parmi les moraines d’un glacier et demeurais là dans la solitude à regarder la couleur bleue, verte ou irisée de la glace ; quand je redescendais […], j’avais le sentiment que tout redevenait plus limpide et naturel ». G ; Keller, Henri Le Vert : « au sud-ouest le vaste cercle des Alpes encore couvertes de neige sur leurs pentes basses ; au-dessus d’elles un admirable et puissant massif de nuage, du même éclat que les montagnes avec les mêmes nuances de lumière et d’ombre, une mer de blanc lumineux et de bleu profond, coulés en mille formes étagées. L’ensemble formait un prodigieux et étincelant chaos dressé d’aplomb remuant l’âme avec force et de tout près, malgré son silence, son immobilité, son éloignement ». R. Musil , Grigia : « […] on voyait les vaches couchées dans les pâturages environnants, mi éveillées, mi endormies. Telles de grandes masses de pierre d’un blanc mat, elles étaient allongées sur leurs pattes repliées, l’arrière-train légèrement dévié ; elles ne vous regardaient ni quand vous passiez devant elles ni après, gardant leur tête immobile tournées vers la lumière attendue, et leurs mufles ruminants avec une monotone lenteur semblaient occupés à prier. On traversait leur troupeau comme on eût fait le cercle d’une existence crépusculaire et sublime, et quand on se retournait pour les contempler encore d’au-dessus, la ligne de l’échine, des pattes postérieures et de la queue dessinait les blanches ouïes de violon, dispersées dans l’herbe ». Un paysage ferroviaire peut être décrit de manière semblable et créer le même ravissement : R. Musil, L’accomplissement de l’amour « Les poteaux télégraphiques passaient inclinés en arrière, prêts à tomber, les champs avec leurs sillons sans neige, brun foncé, tournaient puis venaient des buissons que l’on eût dit debout sur la tête avec des milliers de petits pattes écartées auxquelles étaient suspendues des milliers de petites clochettes d’eau qui tombaient, coulaient, étincelaient, scintillaient […] c’était un élément joyeux et léger, un élargissement, comme quand des cloisons s’ouvrent, quelque chose de délié, de soulagé, d’infiniment tendre ». Un paysage quelconque produit un effet semblable chez Handke, Après-midi d’un écrivain : « Dans le miroir convexe au débouché de la rue se reflétait encore le ciel de jour, un petit carré clair dans l’obscurité alentour. Par-dessous les maisons du lotissement, toutes à pignon en pointe, y apparaissaient rapetissées et en même temps retroussées, les toits relevés comme des pagodes. La rue elle-même, toute droite en réalité, s’y incurvait et se voûtait, elle révélait sa perspective au bout entre les maisons, comme si elle continuait encore par-delà. L’image dans le miroir n’avait pas de saison, la neige dans l’air aurait tout aussi bien pu être un vol de semences et celle qui recouvrit le sol des fleurs tombées des arbres. Au centre l’image voûtée donnait au vide un brillant et au sein de ce vide les objets, le conteneur à verre usagé, les poubelles ou la garage à vélos avaient l’air en congé […] Vide, toi qui me guides, vide, toi que j’aime. » On pourrait parler de constructions de paysage tel que le ferait un tableau ajustant chaque élément dans une composition, on peut en remarquer l’ordonnancement, la minutie mais aussi que cette attention à ce qu’on voit est constamment la source d’un ravissement qui semble moins refléter l’état d’une âme à la manière romantique que la montée d’une exaltation devant la multiplicité de ce qui est là. Ce caractère pourrait s’expliquer par la mise en ordre du monde qui contente en nous le besoin de maîtrise mais à lire ces descriptions on découvre qu’elles ne suivent pas véritablement un ordre, elles énumèrent plutôt et il s’en dégage l’impression que tout élément pourrait s’y intégrer sans défaire le tableau ; le contentement tiendrait alors davantage à l’ensemble. Ainsi n’est-ce pas tant le caractère pictural de ces descriptions qui en fait la spécificité qu’un mouvement qui s’éparpille et circonscrit où l’individu s’ouvre au monde, s’en éloigne, y replonge, se rassure, s’en effraie, s’en exalte, s’en repaît... « soit qu’un objet relevant de l’art emplît son cœur, soit qu’il cherchât à attirer quelque chose dans la sphère de son être » (p. 248).

Si l’intériorité est presque toujours évitée avec ce qui pourrait passer pour de l’obstination, c’est que l’existence est une suite de gestes (promenades) dans un cosmos sans véritable cohérence (description). L’homme devrait alors s’y trouver en osmose puisque ses gestes correspondent à ce qui l’entoure et en sont l’harmonieuse déclinaison. Cependant l’innocence n’est pas la naïveté et l’individu fait souvent l’expérience de la séparation. Ainsi est-ce par la vue, qui sépare le plus, mais qui aussi assemble par son parcours (il arrive ainsi, chez Döderer, La dernière aventure que le chevalier qui s’empêtre et peine dans des broussailles inextricables, monte subitement sur une colline pour simplement voir le paysage) qu’il va refaire constamment l’expérience de sa condition laissant le monde hors de soi et se rassurant à chaque fois de sa présence par le tour qu’il y fait.

Ce type de description, chez Stifter particulièrement, est évidemment aussi une nomination qui distingue le monde et le sauvegarde. Car elle ne vise pas une contemplation romantique qui voudrait se fondre dans le monde, ni une psalmodie mystique qui répétant une litanie voudrait s’en extraire, mais elle préserve les distances par son réalisme. La nomination vient alors les remplir de charme, charme de distinguer et charme de l’articulation, charme donc de lier mais charme aussi d’une présence accrue bien que mystérieuse comme si le monde venait encore et chaque fois fut prêt à venir. Et c’est alors le mystère et le merveilleux de cette présence qui envahit. L’individu y garde sa place modeste mais il peut alors mieux palper quelque chose qui l’élève, une intensité de la présence que l’on pourrait nommer beauté.

Plus généralement donc pour les auteurs de notre tradition, la description joue moins le rôle d’une transposition (traduction, mimésis) qu’elle n’est un mouvement ; contrairement au Nouveau Roman qui, pour le dire vite, assemble par juxtaposition : « maintenant l’ombre du pilier - le pilier qui soutient l’angle sud-ouest du toit - divise en deux parties égales l’angle correspondant de la terrasse. Cette terrasse est une large galerie couverte, entourant la maison sur trois côtés. Comme sa largeur est la même dans la portion médiane et dans les branches latérales, le trait d’ombre projeté par le pilier arrive exactement au coin de la maison ; mais il s’arrête là, car seul les dalles de la terrasse sont atteintes par le soleil, qui se trouve encore haut dans le ciel […]. » Robbe-Grillet, La jalousie. Cette description, on l’aperçoit, est davantage un assemblage coordonné, une géométrie qu’un déplacement qui relie, une arabesque, elle est plus inorganique qu’organique pour reprendre le partage d’A. Riegl ; et cela n’est pas seulement dû à l’emploi des temps verbaux mais bien plutôt aux liaisons des phrases entre elles qui sont la conséquence d’une vision dynamique plutôt que statique des éléments. Ces derniers ne font dès lors plus obstacle à de nouvelles interprétations du monde ainsi qu’à son élargissement.

Et lorsque l’on redescend de la montagne et des visions, le monde humain en apparaît plus limpide et plus innocent. C’est ici que pourrait se situer un autre caractère de cette tradition qui considère presque toujours les gens et leurs communautés avec une bonhomie qui touche à la bonté. Aucune concurrence ne semble s’établir entre les individus ou alors elle est comme le narcissisme enfantin, innocent et joyeux ; les personnages sont plutôt amicaux ou simplement curieux, étranges, étonnants mais aucunement méchants. Je ne développerai pas ce point pourtant assez singulier car il me semble qu’il découle un peu de ce qui a été dit. En effet, s’il n’y à guère d’intériorité de l’individu comment dès lors imaginer un fond, la méchanceté qui le ferait agir contre d’autres ? Bien sûr des intérêts divergents pourraient amener à des oppositions féroces mais si les chasseurs qui ont tué le cerf dégoûtent, le jeune homme s’en éloigne et ne les combat pas ; chez Musil la guerre est un jeu, on se jette des pierres comme des enfants (Journal). Il n’y a pas ici de contact véritable donc pas de violence possible. L’amour d’ailleurs est une sorte d’énigme qui rapproche les êtres sans les transformer. Qu’on songe à La femme gauchère qui reprend sa liberté et son enfant sans que son mari s’y oppose, Claudine qui dans L’accomplissement de l’amour de Musil est infidèle par fidélité, le mari de Grigia qui enferme les amants consciencieusement sans haine, par devoir dirait-on, dans L’arrière saison Henri qui au moment où va se faire la déclaration d’amour, pose son Homère, admire la marqueterie du couloir, des escaliers, la beauté des parterres, les pierres qui protègent la source pour enfin, enfin après plus de six pages rencontrer Natalie… On préfère en tous cas, dans cette tradition, éviter les sentiments trop puissants pour parler d’inclinations plus légères, en partie par réalisme car les passions sont rares ; en partie pour mieux éprouver le caractère énigmatique de toute relation, en préserver la grâce – ce qu’illustre bien P. Altenberg - cependant qu’on laisse ainsi ouverte la possibilité de sentiments différents ; car rien ne prouve, disait Musil, que ce que j’éprouve est bien ce qu’on nomme jalousie.

Pour finir et si nous élucubrons un peu ne faudrait-il pas parler d’une civilisation alpine – la dénomination n’a pas été retenue - car on trouve cette absence de méchanceté à ses limites par exemple : en Hongrie, Krudy, Kosztolanyi, en Autriche, on vient encore de le signaler, dans le sud de l’Allemagne, Lenz, en Slovénie, Lipucs, en Suisse allemande, on l’a dit, en Suisse romande, Ramuz, si l’on y songe un peu pourquoi ne pas remarquer encore que nos deux écrivains de paysage, Giono et Le Clézio, sont des sud alpins. Ceci n’est qu’une idée car sur le plan du paysage, il serait évidemment agréable de rallier certains écrivains du nord tel Vesaas, quelques américains Thoreau, Whitman par exemple, Papadiamantis pour la Grèce pour n’en citer que quelques uns.

Ce qu’on souhaiterait pour conclure, c’est qu’on se penchât davantage sur l’art comme beauté dont Stifter illustre une des profondeurs possibles, sa grâce exquise pourrait bien ressourcer notre art du roman qui s’enlise parfois dans le formalisme et l’excitation nerveuse lorsqu’il ne se perd pas dans la déploration de l’éloignement de l’être. En bref, on proposerait de se souvenir et de réévaluer une tradition littéraire qui n’a pas manqué de chefs d’œuvres et qui, en suivant une voie parallèle au réalisme social, a forgé celle du réalisme poétique qui cherche moins à désillusionner l’individu qu’à lui donner la possibilité d’interpréter encore l’énigme du monde.

Illustrations : œuvres d’Adalbert Stifter