mardi 27 mai 2014

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De la parenté des photographes et des sculpteurs

, Gaëtan Viaris de Lesegno et Michel Melot

La sculpture et la photographie entretiennent de silencieuses complicités. L’une et l’autre sont des arts de la lumière changeante. Elles communient dans le noir et blanc.


La sculpture et la photographie entretiennent de silencieuses complicités. L’une et l’autre sont des arts de la lumière changeante. Elles communient dans le noir et blanc. La statuaire peinte, comme la photo en couleurs, n’ont pas eu toujours bonne presse : on les suspecte de vulgarité. La couleur altère. La sculpture comme la photographie trouvent leur respectabilité en noir et blanc.
Les sculptures attirent les photographes. L’œuvre photographique de Gaëtan Viaris de Lesegno en témoigne et a été choisie avec raison pour approfondir cette parenté des deux arts, lors de la journée d’étude Du volume au plan / du plan au volume organisée par le Comité d’études de la sculpture du XXe siècle et le Centre de recherche en arts et esthétique de l’université de Picardie, à l’INHA, le 3 mai 2014.

Gaëtan Viaris est connu pour ses photographies légèrement anamorphosées de tableaux classiques, dont les tirages veloutés surenchérissent sur la sensualité des modelés de la peinture. Cependant, il a travaillé aussi la sculpture dans le cadre de son mémoire de recherche à l’université de Paris 8 sous la direction de Jean-Claude Moineau, sur la question du point de vue d’après les textes d’Heinrich Wölfflin [1].

Il a ainsi effectué une campagne photographique dans ce lieu presque secret, bien défendu, qu’est le dépôt des statues de la Ville de Paris. Là, au milieu de centaines de statues religieuses ou républicaines, il s’est laissé porté par les ombres qui les enveloppent, les séparent ou les confondent. Il s’est promené longuement dans ces limbes de la sculpture publique, en suivant le conseil de Malebranche : « s’installer dans un vide dans lequel l’artiste laisse son esprit sortir par les yeux pour aller se promener dans les choses dans lesquelles il ne cesse d’ajuster sa voyance. »

La sculpture, au contraire de la photographie ou de la peinture qui ne présupposent pas un point de vue particulier, suppose la déambulation. Le photographe s’attarde au choix du point de vue et se livre à une véritable chorégraphie. Il faut passer du volume au plan. La nécessité de tourner autour de l’œuvre n’est pas, pour la ronde-bosse, qu’un avantage. Le spectateur hésite, se trompe d’angle, et finalement, se fatigue. Ce qui a fait dire à Baudelaire que la sculpture était ennuyeuse : « Brutale et positive comme la nature, elle est en même temps vague et insaisissable parce qu’elle montre trop de faces à la fois. C’est en vain que le sculpteur s’efforce de se mettre à un point de vue unique : le spectateur, qui tourne autour de la figure, peut choisir cent points de vue différents, excepté le bon…  » En décidant d’un point de vue unique, le photographe résout ce problème et, en quelque sorte, soulage le spectateur de ce choix embarrassant. C’est ce que dit Vilèm Flusser Je m’intéresse à la photographie car l’appareil photo est le premier appareil qui permet de sauter de point de vue en point de vue [2]. La photographie rend ici un sérieux service à la sculpture qu’elle débarrasse d’une de ses trois dimensions, comme l’on bien senti beaucoup de sculpteurs, Rodin ou Brancusi, qui ont utilisé la photo pour eux-mêmes ou pour la diffusion de leur œuvre (Rodin-Steinchein).

Gaëtan Viaris de Lesegno a expliqué sa tactique devant une sculpture : il la contemple et tourne autour jusqu’à trouver le meilleur angle, le point de vue « primaire » dirait Wölfflin qui le distinguait des points de vue « secondaires ». Pourtant, ce même Wölfflin commence, on s’en souvient, ses Principes d’histoire de l’art par cet apologue où trois peintres se trouvent devant le même motif, et dont la morale est qu’ils en feront trois peintures différentes. Il n’y a donc pas de point-de-vue absolu. À la question : comment choisissez-vous ce point-de-vue privilégié qui sera celui de votre photographie ? Viaris ne sait trop quoi répondre sinon que ce point-de-vue s’impose à lui, comme une adhésion spontanée. J’y vois là le premier apport créatif de « l’auteur » photographe sur le sculpteur. La sculpture sera « augmentée » par le point fixe de la photo, figeant la lumière.
Nous touchons là le fond de la différence : la sculpture, œuvre plastique, ne se déroule pas que dans l’espace, mais aussi dans le temps, celui nécessaire pour en faire le tour, le temps aussi des variations de lumière auxquelles elle est soumise. La photographie, dont la vue est immédiate, immobilise ce temps et éternise l’instant. L’image animée, épousant la durée de la vision itinérante, manque à la fois l’éternité et l’espace. Tel est peut-être le secret du succès durable des images fixes sur les images animées. Seule des séries de photographies fixes jouent sur les deux tableaux. Et c’est pourquoi on y a souvent recours.

Gaëtan Viaris de Lesegno conçoit autrement le passage du temps à l’espace. Sa longue et patiente expérience lui a appris que la prise de vue d’une photographie se décompose toujours en deux étapes. La saisie de l’image peut être différée ou immédiate, le type d’appareil n’est pas le même. Avec un appareil 6 x 6 sur pied, elle peut être différée de deux façons : si la photo est prise sur place, la « différance » sera de courte durée, c’est le temps de l’installation de l’appareil, du cadrage, de la mise au point, de la mesure de la lumière ; si le sujet est repéré longtemps avant la prise de vue (sur un catalogue ou dans une exposition par exemple), la « différance » peut s’étendre sur des mois, avec des adaptations nécessaires et parfois des déceptions, au moment de la prise de vue en présence du sujet. Avec un appareil automatique, argentique ou numérique 24 x 36, la perception peut coïncider avec le déclenchement immédiat de l’obturateur qui suppose de la part du photographe une concentration du regard qu’Alain Desvergne appelle « rupture critique » et qu’il qualifie de « foudroyante », dans un geste qu’on peut comparer à celui du tir à l’arc, et qui a peut-être quelque chose à voir avec « instant décisif », que Cartier-Bresson a rendu célèbre. Dans toute prise de photographie il faut distinguer le moment de la vision, globale, et celui de la visée, immédiate [3].

L’œuvre du photographe devant un modèle qui est déjà une œuvre d’art se compose donc de deux apports, qu’on peut dire créatifs : la vision personnelle d’un motif, engrangée et sélective, circonscrite dans l’espace, et la visée immédiate, choisie dans le temps. Ainsi sont rendues les deux natures de la sculpture. L’interprétation de l’œuvre originale est donc une anamorphose selon le choix du point de vue, et une apothéose que l’instant vient sublimer.

mai 2014

Notes

[1Heinrich Wölfflin Catalogue de l’Exposition Pygmalion photographe. La sculpture devant la caméra 1844-1936 présentée au Cabinet des Estampes au musée d’Art et d’Histoire de Genève en 1985 (où sont regroupés et traduits en français les textes de Wölfflin consacrés au Point de vue­ et à la photographie).

[2Vilèm Flusser Pour une philosophie de la photographie, Circé 2004.

[3Alain Desvergnes Cahiers de la Photographie « Cadres-formats », N° 19 1981

Michel Melot est conservateur honoraire des bibliothèques et historien de l’art