vendredi 26 septembre 2014

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Dans un marais hostile

Des poètes obscurs, hommage à ceux qui ne le sont pas, Gustave Roud

, Joël Roussiez

Allons devant le jour et marchons d’un bon pas ; voici les herbes sous les arbres et des nuages dans le ciel ; ce sont les choses qui se présentent tout autour du chemin mais il n’y a personne qu’un pigeon qui s’envole…

I

Nous ne sommes ce matin pas dans le bain, nos yeux pleurent comme ceux des vieux chiens et dans le dos se crispent les muscles sur les os. Que faire qui détende, qu’entreprendre qui emporte ? Allons devant le jour et marchons d’un bon pas ; voici les herbes sous les arbres et des nuages dans le ciel ; ce sont les choses qui se présentent tout autour du chemin mais il n’y a personne qu’un pigeon qui s’envole…

Les messagers aux paroles obscures émeuvent moins encore que la présence des êtres sans parole de cette nature. On avance ses pas comme au milieu d’une foule, sans oppression aucune mais libre et léger. Rien ne parle, rien ne dit et les maîtres visionnaires se taisent aussi car que dire de plus quand tout est là ?

II

L’Empereur de Chine une fois dans l’année allait durant la nuit dans l’aile du Palais Kishira admirer la lune que nous admirons aussi tandis que nous pataugeons dans un marais hostile. Nous sommes arrivés dans un cul de sac. Tout d’abord nous avons marché joyeusement sur ce territoire de la Terre qui nous a ravi. Ensuite nous avons voulu voir les dégâts de l’homme avec ses machines. Nous sommes alors passés par des haies qu’il avait coupées puis au travers d’un champ où se trouvaient couchés comme de petits soldats les troncs des tiges d’une plante que l’on nomme maïs. On ne les arrache pas, on sème, aussitôt la moisson faite, de l’herbe grasse. Le sol était boueux et comme une pâte très grasse ; parfois nous avons glissé. Il nous fallut traverser un bois… La lune ne s’est pas encore couchée car le jour a de la peine à traverser les brumes qui traînent autour des lieux humides. Nous suivons les traces d’un troupeau puis nous le perdons, nous passons devant des tas de bois fraîchement coupé, les tranches en sont rouges et si imbibées d’eau qu’elles semblent encore saigner d’un sang rouge et gluant. Passant dans les broussailles qu’a délaissée la coupe, voici la rivière dont le lit s’est élargi. Le sable semble affleurer sous un filet d’eau dont il est difficile d’apprécier l’épaisseur ; nos yeux voient mal sous le courant qui fait danser des ombres aux creux de l’eau qu’il plisse. Le sol est si spongieux que déjà sur les bords nous nous enfonçons, alors risquer un saut semble périlleux… Ô mouiller mes pieds ne me plairait pas ! Sur la rive sinueuse, nous nous déplaçons en cherchant un endroit où le lit du ruisseau serait plus étroit. On agrippe le tronc d’un arbre, l’écorce sous nos mains est visqueuse et la prise peu sûre. Il faut ensuite passer entre deux fils barbelés. Attention à ta manche ! Une sorte de champ fermé par un marais s’étend devant, il en émerge des touffes de plantes aquatiques et très vertes. On marche doucement en regardant la colline qui se trouve sur la gauche puis à droite nous longeons encore une clôture haute, il faut chercher un passage, derrière c’est le marécage. Monter sur les fils n’est pas permis, notre passage doit être discret, on y laisserait des marques, il faut donc se coucher sur le sol, se salir, se mouiller. Ô moi, je n’aime pas ça ! Mais voilà qui est fait. Une petite aventure est venue, elle a glissé sous nos habits et le corps tout chaud s’en est réjoui. Aussitôt que nous y sommes tout est plus silencieux ; nous voici donc dans ce territoire qui n’est sur aucune carte… Des soucoupes qui nous transportent, nous avions visé ce lieu car nous voulions nous y installer sans déranger pour observer d’ici la flore, la faune et les habitants. On connaissait l’endroit approximativement… Tout y est plus silencieux, l’herbe est plus haute qu’ailleurs, plus tendre, semble-t-il aussi. Les arbres forment un fouillis, beaucoup sont couchés, penchés ou perchés à une certaine hauteur, retenus par des branches et des lianes. De jeunes tiges poussent nombreuses et droites sur les troncs couchés et forment des sortes de grilles serrées. Des buttes séparent de petites rivières difficilement franchissables. Il faut faire des détours, contourner ces ruisseaux que les dernières pluies ont gorgés. Il faut avancer avec prudence et faire attention où l’on pose le pied. De longs souffles froids traversent l’espace par intermittence et courbent doucement les herbes. De petites vagues remontent alors les courants et bousculent l’image de la lune qui s’y reflétait…

L’Empereur de Chine admirait sur le lac les rides qui se formaient à la troisième lune... Parmi les branches et les broussailles, on distingue des traces de chevreuil, un, deux et trois, trois chevreuils sont passés par là pour sortir d’ici. Mais vois par où ils se sont glissés ; c’est sous ce houx qu’ils ont filé… On enjambe une flaque, on s’enfonce dans la mousse, on hésite à passer un ruisseau, sous le tronc d’un arbre mort, on ne sait que faire : Hélas où conduire mes pas ! Voici qu’ils ont passé la haie, pas de passage ici ; les houx ferment l’accès aux champs ! Nous n’admirons pas cet endroit fermé, il nous inquiète un peu, la lune s’y dilue lentement et le jour monte dans le ciel sans pour autant qu’il y fasse plus clair. Nous errons dans un cul de sac, devant sont des broussailles qu’on ne peut franchir, derrière sont les houx aux feuillages si denses qu’on n’y peut pénétrer, sur le côté les eaux sont trop larges et le sol instable si mou parfois qu’il engloutit le bois qu’on jette pour former un barrage. Nous voilà coincés, allons nous donc revenir ?... Il y a dans nos vies des instants où l’on sent que l’on pourrait revenir, comme si nous n’avions jamais grandi, dans des endroits de toujours, ceux où nous étions ce que nous sommes sans plus, sans davantage d’expérience, ni de lucidité. Ces instants nous reviennent mais nous ne revenons pas, la vie est sans retour… L’Empereur de Chine allait au palais Kishira un certain jour où la lune se montrait dans sa beauté la plus grande d’après ce qu’en disaient les odes anciennes ; et ces odes anciennes servaient d’explication… Mais pourquoi sommes-nous là ? Où aller et comment sortir ? En longeant un bras de rivière, les pieds s’enfoncent profondément, il ne faudrait pas tenter de sauter. On jette des morceaux de bois imbibés d’eau afin de construire un appui au milieu du ruisseau mais ils se mettent mal, s’entrecroisent, se déséquilibrent et parfois le courant les emporte… Des buissons de ronces bientôt ferment ce qui nous était apparu comme une trouée, on se trouve coincé, observant alentour quelques mouvements au ras du sol boueux. Voici qu’émergent alors d’une mare des formes oblongues qui agitent des bras aux mains palmées, ce sont des sortes de grenouilles à la peau rose qui s’extraient avec effort d’une matière que l’on voit briller par endroits sur l’eau grise qui lui retire ses reflets et la salit. Ponctuée de points noirs au milieu d’une gélatine translucide, c’est une matière collante d’où les créatures tentent de sortir mais qui paraît vouloir les absorber. On n’entend aucun bruit de succion, leurs efforts se passent en silence. On voudrait reculer mais nous ne le pouvons pas. Un souffle glacé parcourt soudain les plantes, tu te souviens d’un monstre dont on disait qu’il exhalait un souffle si froid que la peau en tremblait. Les créatures avec lourdeur et lenteur se traînent, les pieds entièrement enrobés de substance gélatineuse. Leurs corps s’étirent, elles avancent tapies, couchés puis, avec hardiesse parfois, se relèvent en ouvrant la bouche qui traverse de part en part la tête ovoïde et sans yeux dont la peau paraît froide tant elle est pâle… Nous connaissons le sang froid de certaines créatures, les reptiles, que nous avons étudiés, ont ce corps flasque mais recouvert d’écailles. Voici maintenant qu’elles gesticulent comme si elles s’adressaient à nous… Elles ressemblent à des batraciens mais la peau semble fine et fragile comme la peau humaine ; la bouche ressemble à celle des reptiles, elle s’ouvre très souvent comme si l’air manquait à ces êtres qui n’émettent aucun son. Nous sommes entourés d’épineux et de branches si mêlés qu’ils sont infranchissables et pourtant ces créatures y progressent lentement. Des branchages craquent, d’indistincts glouglous sonnent soudainement dans le silence apparent, les choses s’éveillent, d’autres se taisent…

« Woaaâh, woaâh ! » Quel est ce ronflement ? Est-ce un gémissement ? Peut-on comprendre ce qui nous est étranger, est-ce la créature qui se trouve près de nous, est-ce le sol imbibé d’eau qui gémit sous le poids d’un de nos pas ? C’est l’une des créatures, semble-t-il dont la peau se déchire aux épines des ronces tandis qu’elle avance avec difficulté dans la boue qui la retient, « ne pars pas, ne pars pas ! » pourquoi donc sommes-nous là ? L’Empereur de Chine devait admirer la lune que, peut-être, il n’admirait pas. Qui est maître de ce qu’il sent ? Nous sommes effrayés par ce qui vient à nous, il faut le dire. Nous restons sans bouger, à peine si nous réfléchissons au moyen de partir. Les ruisseaux coulent en silence, les arbres bruissent doucement et puis voilà… La lune lorsqu’elle brille l’hiver, c’est qu’il fait froid et l’Empereur de Chine le savait mais il devait se rendre au palais Kishira et admirer la lune qui se mirait sur le lac parfois si glacé que la lumière sélénique y pâlissait… On distingue encore la lune dans le ciel délavé du jour, elle disparaît imperceptiblement tandis qu’avancent à nos pieds les créatures fatiguées d’où se propagent, dirait-on des souffles glacés…

« Soudain, je le dis comme je le vécus, elles nous entourèrent et, ouvrant la bouche très grande, il en sortit une langue, longue et gluante, avec laquelle, elles parvinrent ainsi à nous lécher comme le font les chiens. Dans notre dos les muscles se crispèrent à nos os… Alors les lâchant, alors je ne sais plus, sautant le ruisseau, nous détalâmes sans regret… Ce sont les grenouilles des marais qui, en s’extrayant de la gangue où ont mûri leurs œufs, s’enfoncent dans la boue qui les suce et souvent les engloutit. Fuir devant des grenouilles n’a rien de prestigieux et regagner la capsule par un long détour est une sorte de honte pour un chercheur… Ainsi ce matin, je ne suis pas dans le bain, mes yeux pleurent comme ceux d’un vieux chien… »

III

Par le mauvais temps et une fois revenu à la capsule, touchant les manettes, ouvrant des caisses, des mouvements soudain surgissent ou au contraire lentement se développent, passant furtivement sur les objets, disparaissant dans les choses, s’évaporant dans l’air ambiant, sans cesse se déplaçant et provoquant ainsi dans mes gestes des hésitations. Les créatures sont-elles donc là dans la cabine ou bien dans mon œil comme des phénomènes curieux produisant des effets hors de lui. Je les vois par moment très bien et ce ne sont alors que figures et danses à donner le tournis… Cette réalité cependant ne peut m’atteindre, je le sais. Voici le couteau de mission et l’émetteur : Allô, allô ! M’entendez-vous ?... Kolers m’avait bien expliqué lors de la réunion du 10, mais je ne sais plus où j’ai rangé mes papiers. Derrière les vitres plombées, j’observe dehors les arbres sous la pluie et le vent dont les branches plient et se tordent. Mettre au point ces deux images lumineuses n’est pas aussi aisé qu’il me l’avait expliqué. Tout d’abord la manette à voyant et celle à poignée rugueuse, toutes deux à pousser d’un cran en même temps tandis que le curseur le plus à gauche doit être au niveau 4. Sur la table des curseurs, les mouvements passent comme des cellules longues et translucides. Je distingue mal ce que je fais. Kolers prétend que la vision si elle repose sur le réel construit aussi ce qu’elle voit ; c’est ce qu’il veut vérifier. La figure d’un carré apparaît en l’air entre deux arbres, c’est assez joli, la luminescence de l’air en fait vibrer les lignes doucement…, maintenant pousser au niveau 2 les trois curseurs 2, 6, 7. Voilà ! Allô, Allô ? M’entendez-vous ?
Perdu malheureux sur cette planète, sans ami, ni confrère, condamné à vivre isolé et pauvrement ici dans ce territoire inconnu avec ses nuits, ses jours et ses étranges créatures… Montant l’échelle de passage, envahissant la cabine, leurs corps s’allongeant en protoplasme, recouvrant tout, suçant les instruments, les diluant et s’avançant jusqu’à moi, m’enveloppant alors lentement de leurs membranes gélatineuses et me digérant … Brrr ! Allô, allô ? M’entendez-vous ?... Plusieurs mondes, en tous cas plusieurs versions d’après Kolers ; me trouverais-je dès lors qu’on accepte l’idée dans une autre version que celle de la station orbitale ; coupé d’elle alors ? Allô, allô ?

— Oui.
— Oui, le carré en place, quoi ?... Il faut vous attendre à des ruptures de communication, ne l’avait-il pas dit ? Plusieurs versions ne veulent pas dire plusieurs mondes, c’est sur quoi il avait insisté mais la signification n’en est pas claire. Allô ?
— Le carré en place faire pivoter le levier 6 et même manœuvre ensuite. Refaire des gestes est une chose facile ; c’est déjà une habitude, voici donc : cercle formé.
— Bien ! Attendre maintenant !

Silence, perdu donc et pas encore malheureux dans ce lieu étranger ; isolé dans cette capsule avec des denrées pour durer ; vivre donc encore longtemps. Passer des jours, des nuits ; attendre prisonnier mais libre et sans gardien, libre de sortir, de rentrer… Que faire donc ?... Comme il y a une tension dans les fibres des plantes qui fait qu’à la surprise de Kolers les poireaux fendus semblèrent éclater, « et en mourant se libérer » selon ce qu’il en dit, comme donc les plantes, le corps qui est mien paraît serré par les fibres de ses muscles et prêt cependant à tout lâcher ; j’en ai conscience, une conscience sans corps, indépendante comme ce carré lumineux, ce cercle… Mais ? Mais voici qu’approchent des images, c’est une foule, une troupe. Sont-elles nombreuses ces créatures, « woâh, woâh » Je peux les entendre et j’entends aussi les herbes qu’on écrase. Les capteurs sont sensibles… « Prisonnier de son corps avec, en quelque sorte, des idées qui se promènent dehors », n’était-ce pas ce qu’avait précisé Kolers ? Comme dans un rêve, cela se comprend ; le corps ne bouge pas et je vis pourtant une expérience… Pauvres créatures, elles tentent de s’accrocher à la base du carré, au périmètre lumineux du cercle mais leurs mains passent au travers, elles recommencent, se battent pour réussir enfin, ce qui est impossible. Et toujours cette chair rose et un peu flasque aux articulations… Froid, moi : froid, voici des souffles qui entrent par la porte…

IV

Comme de longs échos ou des parfums frais viennent dans la cabine me frapper des cris étouffés, des murmures peut-être, mêlés d’odeurs ; je ne sais si je sens ou j’entends ; à rapprocher peut-être des effets d’optiques qui désorientent maintenant la foule des créatures. Tantôt un rayon lumineux vient former le carré, tantôt c’est le cercle ; les deux formes semblent glisser de l’un à l’autre, c’est perturbant. Et les voilà qui lèvent toutes les bras, se déhanchent maintenant et suivent en rythme les transformations. Leurs longs bras tentent de former cercles et carrés et leurs bouches s’ouvrent démesurément comme pour happer toujours davantage d’air. En piétinant, le sol devient boueux et leurs pieds s’enfoncent doucement… Dans un marais hostile, lentement absorbé par les boues et disparaître ainsi étouffé, digéré. Il me vient des idées morbides qui sont comme des messagers dont les paroles sont moins obscures que les « woâh, woâh ! » des créatures dont la triple sonorité semble constituer un propos qu’elles soulignent de gestes expressifs la tête tournée non vers l’interlocuteur mais vers le sol ou le ciel. On dit que des signes imperceptibles permettent de comprendre ce que consciemment l’on ne saisit pas, et il devait en être ainsi, pensais-je surpris de ces échanges sans regard. Mais à quoi bon tergiverser, ces créatures s’embourbaient, je le voyais et mes formes lumineuses pâlissaient. Allô, Allô, m’entendez-vous ?

— Brrr, entendu !
— Les lueurs faiblissent, manquerait-on d’énergie ?
— Probable mais ne bougez pas…

Il est difficile de commander mais recevoir l’est encore davantage, il faut plier l’écorce, aurait dit Kolers. Il m’était donc conseillé de rester tandis que les créatures avançaient vers moi. Le jour dissipait ses rougeurs, une troupe d’êtres vivants, des créatures de chair molle et de bouche, longues bouches « woâh ! » approchaient en rampant. Au sol, parmi les herbes souples et les marais hostiles, les choses sont différentes, moins séparées et plus mouvantes sans ligne mais enveloppantes ; ce sont sans doute des choses qui tirent et l’on tire soi-même aussi, s’extrayant, s’efforçant dans l’humus souple et parfois lâche… L’Empereur de Chine penché à la fenêtre du palais Kishira ne voyait parfois sous l’œil blême de la lune qu’une eau stagnante et brune traversée des mouvements vagues que provoquait dans la matière en suspension le passage lent des carpes centenaires. Le monde ne doit-il pas être excellent pour décevoir ainsi, méditait-il encore sur les coussins de soie à la nouvelle lune au bord du lac immobile et boueux… J’observais ces créatures dans leur mouvement vers moi, lourd et pénible mais tenace, me semblait-il, en ce matin de réveil difficile, les épaules crispées, attentif à mon état, analysant les faits, les muscles douloureux à moins que ce ne soit les os, sceptique mais constructif malgré les chairs molles et flasques dans une sorte de stupeur et d’abrutissement et je reprochais à mon propre corps son état lamentable… Mais l’Empereur de Chine chantait à mon oreille : comme tous les gens excellents, tu es décevant.