mercredi 27 juin 2012

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Corps du dessin

, Sylvie Bonnot

Mes Dessins de Papier sont mes pierres et mes icebergs ; les photographier c’est vivre un autre contact physique avec les lieux et avec l’instant des prises de vue.

Je me pose la question du toucher et de l’empreinte.

Mes Dessins de Papier sont mes pierres et mes icebergs ; les photographier, c’est vivre un autre contact physique avec les lieux et avec l’instant des prises de vue.

La construction, le dessin de ces papiers impose un rapport direct, physique, élémentaire avec le support. La feuille de papier d’emballage se désincarne de sa fonction première, de son statut initial pour devenir matière « consciente » au sens où la forme finale est délibérée. Elle n’exclut pas le hasard ni l’accident, mais les gestes s’orchestrent de façon cohérente, quasi méthodique. Il en ressort une logique d’écriture. L’empreinte des lieux devient à mes yeux évidence.

La prise de vue exacerbe les lignes et la matière ; le papier baryté révèle les gammes et densités de gris, met en évidence les lignes de structure et les aplats du papier. Alors se construit et se reconstruit la logique des prises de vue dans les lieux, cet espace singulier entre l’objectif et le sujet, entre le sujet et moi. Face aux Dessins de Papier, je ne photographie pas un sujet/objet de facture naturelle, dessiné par les éléments, mais un objet construit de mes mains.

Il s’agit alors d’une distanciation et d’un regard porté sur mon propre travail. L’observation minutieuse de la résultante du geste laisse apparaître ce qui s’est passé antérieurement, l’épreuve du lieu aux abords de la mer d’Okhotsk, en Irlande, ou encore dans l’archipel arctique du Spitzberg ; corps à corps immergé.

La mise en scène est partie intégrante du processus : déterminer la distance de prise de vue, la quantité de lumière amenée sur l’objet, la manière dont cette dernière va révéler l’intention du Dessin.

La chorégraphie est récurrente aussi bien dans l’approche du paysage, dans le travail d’esquisse, et dans le tirage photographique. Au cours de ce dernier, il ne peut pas s’agir d’autre chose que d’un corps à corps avec la surface du papier baryté. 100x100cm de papier dont les manipulations contraignent à un étirement du corps, à des basculements de poids, à un équilibre, à une répartition — toujours la plus stable possible — de l’épreuve argentique.

Cette pratique joue avec le centre de gravité du corps, tout comme la prise de vue in situ exacerbe le centre de gravité des sujets photographiés dans des conditions extrêmes, afin d’en discerner la monumentalité.
La chimie ruisselle le long des bras, court sur la peau.

Le poids du papier engorgé pèse sur le dos, contracte les cuisses jusqu’à la plante des pieds. Les bras et les mains doivent respecter continuellement un équilibre délicat et fragile, fermeté et souplesse au contact de la vulnérabilité et de la résistance du tirage.

L’obscurité dans laquelle s’opère la révélation de l’image accentue l’effort pour devenir liberté et impulsion. La confrontation physique des Dessins de Papier ne se limite pas au papier et à ses pliages, à la matière de construction, elle s’étend au tirage.

Les tirages, au final, seront réalisés à une échelle légèrement supérieure (15%) à celle d’origine. La surface photographique doit saturer le champ visuel et conduire le regard à s’immerger. Il faut pénétrer les épaisseurs, fouiller les déchirements. Il faut exacerber par l’agrandissement la matière du sujet, il faut donner à entrer dans le dessin lui-même.

Je recherche le geste, le mouvement du corps dans et sur la feuille, support de dessin. Les Dessins de Papier résultent aussi de mes tentatives de nature morte, fascinées par Chardin, les vanités flamandes ou encore les animaux photographiés par Balthasar Burkhard.

Il s’agit aussi de regards croisés avec les pierres rapportées de nombreuses marches ; c’est en cherchant un moyen efficace de travailler avec et sur ces pierres en natures mortes photographiques que je suis arrivée aux Dessins de Papier.

Mes pliages se sont transformés en fantômes, en résonance de pierres. Ils effleurent les lignes des icebergs d’Hokkaido et du Spitzberg Oriental. Les traces dessinées, extraites des paysages sont devenues épaisseurs dans le bruissement du papier froissé.

Ce bruit s’est imposé au cours de mes réalisations. Le bruit m’était déjà important : fracas des vagues sur les falaises de jour, considérablement accentué au creux de la nuit, le vent, qui s’engouffre dans les vêtements, brûle les oreilles, le vent hurle aux pierres, le vent disperse, efface de bruit de mes pas.

Le papier, membrane sonore, caisse de résonance, se déploie dans l’espace de l’atelier ; mouvement des grandes feuilles soulevées et torturées dans la rythmique dessinée, martèlement du graphite.

Paris, 2010