mardi 28 mai 2013

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Contenter ce besoin de voir

Hommage à Schiller et Christine Lavant

, Joël Roussiez

Je plane à deux pas de ma capsule, c’est un plaisir curieux car il ne fait pas plaisir mais il allège ; on se sent lourd pourtant comme rempli d’eau ; dans le scaphandre il fait une chaleur tempérée à l’égal de celle du corps ; je me sens ainsi comme dans un bain sans eau et je perçois mal l’extérieur, pour ainsi dire pas, parfois.

Je plane à deux pas de ma capsule, c’est un plaisir curieux car il ne fait pas plaisir mais il allège ; on se sent lourd pourtant comme rempli d’eau ; dans le scaphandre il fait une chaleur tempérée à l’égal de celle du corps ; je me sens ainsi comme dans un bain sans eau et je perçois mal l’extérieur, pour ainsi dire pas, parfois. Je le signale à Mac Gee qui me propose un mouvement du bras droit très lent de manière à faire pivoter le scaphandre. Je me trouverai ainsi, dit-il, face à la terre que j’apercevrais alors au loin. J’esquisse ce mouvement mais je le fais trop vite ; je fais un tour complet ; parti, je suis revenu et me retrouve dans la même position mais je me sens plus serré dans le scaphandre ; les muscles ont semble-t-il repris conscience de ce qui les entoure ; auparavant, j’étais un peu ankylosé, je le crois... « Doucement, doucement ! » conseille Mac Gee et j’y parviens à la troisième fois. De la terre, je vois l’océan atlantique que traversent des perturbations ; je distingue mal les formes des continents ; je plane de manière instable, j’évite de bouger afin de rassasier mes yeux avec ce que je parviens à reconnaître. Si je bouge les formes deviennent floues et parfois s’estompent tellement que je ne vois plus que le cercle légèrement lumineux du globe. Derrière la Terre, c’est la nuit percée par endroits d’étoiles lumineuses. On a l’impression que l’espace est un mur, une cloison peinte en noir épais ponctuée partout d’infimes petits points, la surface est grenue comme du plâtre. De temps en temps, de la lumière semble en émerger, alors le mur semble avancer vers soi tout en se dispersant à mesure qu’il s’approche ; il envahit en quelque sorte et dans le corps il me vient des frissons comme si s’insinuait la crainte d’être absorbé, digéré, englouti... Je m’absorbe donc à distinguer sur la Terre des éléments que je connais. Je les décris à Mac Gee, cela fait partie de la mission, il transcrit ce que je dis et le transmet. Je plane, je reste ainsi une longue heure, flottant, instable à la merci, je le pense, d’un courant de forces qui pourrait m’emporter aux confins d’où l’on revient pas. La tournure me plaît mais il arrive, je le sais, que l’on perde au jeu et quand les jeux sont faits, il n’y a pas à résister, le courant vous emporte et c’est la mort...

La Terre au loin, masquée en beaucoup d’endroits par des nébuleuses de nuages et l’atmosphère qui la trouble, laisse paraître distinctement une partie de son contour frangé de luminescence. Le spectacle serait beau s’il ne me fallait à chaque instant maintenir mon équilibre et par les petits mouvements qu’il nécessite ne cesser de sentir l’enveloppe intérieure du scaphandre qui me sépare des autres sensation ; que doit être la perception du vide ? Le vide n’est pas un environnement hostile comme pourrait l’être une jungle ; ce qui effraie en lui, c’est qu’il n’est rien d’autre que ce qui environne sans être cependant quelque chose, il environne encore, toujours... Quoi ? Mac Gee me demande de bouger. Je nage dans le rien facilement mais de manière assez peu maîtrisée, la chose est distrayante et même agréable. Je distingue dans l’espace le rougeoiement d’un feu ; serait-ici des brûlis de broussailles, la brillance d’un cockpit, d’une peinture de tôle ou le miroir de vitres. J’imagine l’objet que je vois mais la lueur a disparu et Mac Gee me confirme qu’il n’y a rien, « rien à signaler de ce côté ! »... Parfois mon visage se reflète sur le hublot bombé qui me protège, il semble ainsi émerger de la nuit stellaire à la manière des spectres de gravure. Je le fixe, et ainsi je me regarde sachant que la conscience est de mon côté lorsqu’imperceptiblement son regard me trouble et que je ferme les yeux. Parfois, en les rouvrant, je le revois impassible et distant, si distant que je m’efforce de voir à travers lui les brouillards compacts de la nuit impalpable du dehors. Je dois rester ainsi quelques heures détaché de la capsule ; c’est une expérience que je dois mener et que la mission prévoit. On mesurera ensuite la fluidité de mon sang, l’état de mes os et l’on étudie même en ce moment l’état de mon cerveau. Des sortes de flux comme des fumées noires se déplacent dans l’espace, des densités diverses de noirs grisent la masse de la stratosphère. Je vois des différences éphémères dont j’imbibe mes yeux pour échapper à mon reflet ; c’est ainsi que je le formule mais c’est un peu exagéré. Je ne crains nullement mon reflet mais il me gêne parfois et m’empêche de bien voir. Or si je n’ouvre pas les yeux... Maintenant, je les ferme ; je vois quelque chose cependant, des nébuleuses et des traces sur le globe des paupières fermées ou bien est-ce le sang et la chair de l’œil même ; je le demanderai à Mac Gee... Lorsque j’ouvre les yeux, je les plonge dans l’obscurité et parfois il n’y a rien à distinguer ; c’est le grand noir, surtout lorsque je viens d’observer un point d’espace. Les yeux mettent au point, me dis-je, mais puis-je savoir ensuite s’ils distinguent quelque chose comme des apparitions de formes ou bien s’ils les inventent pour contenter leur besoin de voir ?

Je me contente de voir mais je sens des fourmillements dans la combinaison juste au-dessus du genou. Il me faut appuyer sur l’endroit, il faut déplacer légèrement la jambe pour déclencher un frottement de tissu qui calmera la démangeaison. C’est une belle invention, « que de belles inventions » me dis-je et pourtant je n’en éprouve aucune exaltation, ça fait si longtemps que nous avançons dans notre connaissance des choses de l’univers que plus rien n’étonne... Nous sommes donc dans ce monde et de ce monde et ce qui nous étonne est d’ être dehors, ici, comme suspendu dans le cosmos mais aussi sur la terre lorsque nous marchons dans les bois, au bord d’une rivière..., et soudain, je m’effraie. « La terre m’appelle », me dis-je mais ici comment l’entendre ? Je respire cet air au goût sec de matière synthétique qui semble si inconsistant que j’ai parfois l’impression de n’avoir pas respiré. Il se pourrait que je l’oublie ? On a testé mes réflexes et l’était de mon psychisme, « il aura le bon réflexe ! » a-t-on déclaré et me voici. Me voici dans le cosmos très ancien, voyageant, errant, un peu distant de la capsule. On attend les résultats de l’expérience. Je dois maintenant tenter de bouger de manière contrôlée mais quelque chose me retient. Mac Gee m’encourage : « commence par déplier les doigts, ils sont un peu crispés... » Des instruments de mesure lui permettent de savoir ce qu’il dit, en effet, quelque chose me retient par l’intérieur... une statue à l’intérieur se fige, un bloc se cristallise, voici la matière pétrifiée, c’est comme si on résistait passivement, le mouvement se perd dans les organes et ce qu’on a décidé pourtant n’arrive pas à faire agir. Me voilà en quelque sorte désirant, souhaitant au moins, mener à bien le jeu de la mission, jouer le jeu programmé donc de l’expérience utile que nous avons entreprise et qui en moi bizarrement refuse de s’accomplir. Me voilà me contrecarrant, « moi contre moi ? Cela ne veut rien dire » me dis-je... Voici dans le ciel stellaire des lueurs de rose à peine perceptibles, mes doigts se décontractent tout doucement et je tente à le montrer à Mac Gee ; « vois ! » dis-je et je lève le bras...

Ce mouvement me déstabilise ; je me trouve par rapport à la capsule la tête en bas... Je sombrerais ainsi sur la terre mais c’est difficile à imaginer, sombrer sur est curieux mais le mieux c’est que je ne sens pas mon poids seulement le scaphandre m’entourant comme la couverture d’un lit... Je suis donc dans un lit ou bien dans un bain, les sensations varient. Je vois la terre, « quoi ? » il faut que je me tourne encore et puis ceci plusieurs fois..., « C’est bien Mac Gee, allons-y ! » Je tente mais pourquoi ? J’y parviens à la troisième fois, me voilà rétabli mais un peu plus loin de la capsule. « Mac Gee m’occupe » me dis-je, c’est pour que je ne plonge pas dans cette nuit stellaire qui absorbe, aspire le regard et noie les yeux dans l’étendue sans vue, le noir insondable ; et je m’imagine ainsi subitement à l’intérieur m’éloignant, disparaissant de toute vue, ne me voyant pas plus, et n’étant vu de personne, recroquevillé comme un fœtus dans l’océan des astres aux contours nébuleux. Je file ainsi par l’imagination à grande vitesse, je me vois me voyant et je meurs ainsi sans m’en apercevoir, occupé de ce qui m’occupe. Mac Gee le sait, c’est la folie stellaire qui guette et moi je me retiens encore, « vois, Mac Gee, cette lueur bizarre, n’est-ce pas un engin stellaire ?... C’est un de nos engins stellaires probablement ; qui donc autrement ? » Balivernes que d’espérer des mondes et des gens ; et pourtant rien ne s’y oppose... Qu’est-ce qui s’oppose au fond ; ne sommes-nous pas nous-mêmes opposition permanente... « opposition permanente, Mac Gee ! »... « Tu dérapes ou quoi ? » il répond et moi, pour l’apaiser, je tente un second tour ; hop, je lève le bras et tout le corps bascule. La position n’est maintenant ni meilleure, ni moins bien ; je vogue, je plane à deux pas de la capsule, je m’en suis légèrement rapproché... Je sens l’océan d’obscurité qui m’entoure bien que j’en sois isolé ; je sens une présence ; « c’est ainsi qu’il me parle peut-être » me dis-je... Et toujours cette lueur au loin qui attire mes yeux, « la vois-tu Mac Gee ? » Il ne distingue rien ; elle se trouve dans le prolongement de l’arrière de la capsule, à quelques milliers de bornes sidérales à ce que j’en juge... Il me faudrait, je le sais, faire un troisième tour sur moi-même et puis tenter de passer par dessus la capsule pour amener la caméra à explorer ce côté dans l’ombre qui est invisible de la terre... dans l’ombre est bizarre au milieu de cette obscurité générale ? Qui me verra lorsque je serai derrière, Mac Gee dispose d’un hublot mais il doit tout contrôler ; je serait donc à peu près seul, seul dans l’espace, je vole, je plane. Des volutes semblent venir frôler le scaphandre, des sortes de toiles qui se déchirent, étirent une matière impalpable et cependant plus ou moins dense ; elles remuent sans cesse en longues algues molles avec leurs filaments ténus ou resserrés en paquet. Je vois ce que je vois, mes yeux le voient ; il se pourrait encore que derrière cette obscurité et ces toiles, il n’y ait rien qu’une autre obscurité et d’autres toiles mais ce qu’on ne peut circonscrire serait-il encore quelque chose d’autre ? Je vogue, je plane, derrière ces toiles, il se pourrait aussi qu’il y ait un peu plus de jour et je baignerais alors dans une sorte gelée regardant dehors comme au travers d’une vitre molle et teintée de noir ; qui le sait, qui le saurait ? Je vogue, je tourne sur moi-même, je ne sens rien, je flotte, je tente de bouger mais il est difficile de contraindre mes muscles, je dois suivre l’information par l’imagination du cerveau tel qu’on se le représente jusqu’aux muscles, l’épaule, le bras, voici la main et les os carpiens, « compte-les » me demande Mac Gee comme lors des séances d’hypnose que nous avons dû subir pour mollir nos volontés.

Je compte mentalement les os et puis les doigts et lentement je tente un mouvement, je ne me crispe pas, il ne le faut pas, je laisse venir le mouvement de l’index qui entraîne ainsi toute la main puis le bras et ainsi je tourne doucement, « doucement, doucement » me claironne Mac Gee qui relève quelques mesures. Je voudrais dès maintenant entamer la dernière phase de la mission mais Ma Gee signale que le ventilateur d’air expiré fonctionne mal, son ronflement est peu régulier ; il faut qu’il en cherche la raison et répare l’anomalie car l’air que nous respirons lorsque nous sommes dans la cabine doit être évacué sinon il reste autour de nous, ne circule pas et nous étouffe doucement... Doucement, doucement, je tourne encore tandis qu’il reste occupé ; je reste donc seul, plus seul devrais-je dire. Au loin, j’aperçois cette lueur, je la vois mal car une autre lueur ou bien la même, dans mes yeux se reflète sur la visière du scaphandre. Je me concentre sur moi-même , je me recroqueville pour voir : « pensez à vos doigts ! » ; il y a l’auriculaire, l’index, le majeur, l’annulaire et le pouce ; voici la main, les osselets du poignet qui forment deux bosses, le radius, le cubitus, l’humérus et l’omoplate ; quelques muscles se crispent là, je ne sais pourquoi. Ce travail de concentration m’épuise l’esprit, mais voilà que je suis plus calme. « Le cœur bat à soixante » voilà ce que me déclare Mac Gee qui est donc revenu s’occuper le la mission. « Il va falloir boucler », il est temps en effet, nous avons assez traîné. Je dois actionner un bouton qui se trouve sous trois couches de tissu synthétique pour déclencher deux petits propulseurs. On ne navigue pas dans l’espace en nageant comme dans l’eau car on ne brasse rien avec les bras ; le souffle des propulseurs est un souffle inverse, c’est à dire qu’il crée un vide plus parfait qui aspire et ne pousse pas. Je cherche de la main le bouton, j’entends des craquements de plastique comme du parchemin qu’on déchire... Et puis sont-ce ses derniers mots que nous trouvons sur l’enregistreur d’intériorité ou bien une partie fut-elle endommagée puisqu’un bolide semble l’avoir percuté, propulsant dans l’espace les boîtes lourdes dont il faisait partie ?

Mac Gee continua une carrière que l’échappée dans l’espace aida par le prestige qu’elle accordait à ceux qui en avaient été. Il fut la fleur des colloques et l’intelligence des revues car la conquête dite spatiale, ainsi qu’il le précisait, continuait à offrir des moissons de connaissances parmi lesquelles cependant l’expérience du vol restait la mine la plus fructueuse car on s’intéressait à l’homme et on aimait à le connaître en toute circonstance. On parlait peu de ceux qui avaient disparu, il n’y avait rien à en dire et il ne fallait pas faire peur. « La peur ce n’est pas une faiblesse du sentiment qui la rend dangereuse mais l’inattention qu’elle provoque » répétait Mac Gee aux jeunes astronautes candidats aux prochains vols programmés. « N’y va pas, c’est aussi profond qu’un jour et une nuit et encore une nuit... » voilà ce que chante l’espace au cosmonaute et ainsi sa pensée se disperse, s’égare et provoque l’insuccès de la mission. N’était-ce pas parce qu’il avait été saisi par le noir de l’espace et donc inattentif que son collègue et ami Henrick avait négligé de regarder autour de lui tandis qu’il manipulait sous la triple couche le bouton poussoir des propulseurs ?... « J’ai été un peu aveuglé, j’ai tenté de bien observer mais le hublot de vision avait une sorte de défaut comme s’il était rayé ; si bien que l’obscurité aux densités diverses s’y diffractait et m’empêchait de bien distinguer. De temps en temps, j’apercevais aussi une lueur mais elle était très vague et presque inconsistante. Je me suis déplacé vite grâce aux propulseurs qui m’ont permis de décrire une large courbe. »... Je l’ai vu qui décrivait la courbe prévue, contournant la capsule par l’arrière, ensuite il a disparu de mon champ de vision... Contournant la capsule par l’arrière, je n’admire pas cette forme que nous avons pourtant étudiée et construite ; c’est un peu désagréable de le constater mais elle est sans harmonie, c’est ainsi, l’idée m’en vient sans véritable raison, sans motivation, dirait Mac Gee.

Ces idées ne sont guère les miennes mais j’y adhère un peu ; elles me viennent puis se répandent, je les adopte. On explique qu’on entre ainsi dans des influences et, comme les bancs de poissons, que nous adoptons sans en avoir conscience le mouvement de l’ensemble des gens qui se communiquent directement à nos corps ; ainsi c’est la communauté des gens qui nous dirige sans que personne... Mac Gee est le seul ici, entre-t-il en résonance avec moi, m’influence-t-il, mes pensées ne sont-elles pas les siennes ? N’est-ce pas moi qui plane et vogue ; je plane, je vogue dans mon lit sous l’impulsion de quelque rêve, ainsi je me prépare mentalement pour l’intervention au congrès de psychologie spatiale. Que leur dirai-je ? Que depuis que je suis revenu, j’ai les pensées d’Henrick qui est pourtant bien mort mais... Je suis persuadé, leur dirai-je, que le choc fut si violent que mon ami m’a surpris et en quelque sorte est entré en moi... « Je t’ai surpris en ton séjour » chante le berger de Schiller et c’est la mort alors qui parle et l’entraîne au fond du lac. Et pourtant, leur dirais-je, il chante le berger de Schiller car c’est une chanson apprise qui lui vient aux lèvres. Cela n’éclaire guère, j’en conviendrais. Pourtant, c’est bien la voix d’Henrick que je reconnais en moi ; et la voix que vous entendez, n’est-ce pas la sienne ?... Je raconterais alors que lorsque je fis le tour de la capsule..., je concentrais mon regard sur l’objet de manière à éviter de voir le grand noir comme je me nommais l’espace qui, aussi loin de la terre mais avec la terre en vue, effraie non pas davantage mais effraie de manière sage, leur dirais-je. Comprendre la peur raisonnée, n’est-ce pas une tâche ardue mais n’est-ce pas celle qui conduit au plus profond, « au plus profond » dirais-je alors et je resterais muet niant le cap de mort vers lequel nos techniques nous entraînent...