mardi 21 août 2012

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Cinquième conte pictural

, Jean-Pierre Brazs

La première fois, le phénomène eut si peu d’ampleur qu’il passa presque inaperçu. S’il avait débuté par des manifestations plus imposantes, des mesures auraient pu être prises plus tôt. Les deux versants des Pyrénées n’auraient pas subi les dommages visuels qui ont entraîné pendant tout un été d’importants déplacements de population. L’évènement prit rapidement une telle ampleur qu’il fallut aux pouvoirs publics prendre des décisions qui mirent en péril de fragiles équilibres sociaux et économiques, autant du côté de l’Aragon que du Béarn.
Il est difficile de relater objectivement les faits dont il reste peu de traces sinon dans la mémoire des habitants de la région, et d’en donner une explication rationnelle. Les experts qui se sont penchés sur le problème ont constaté que les principales villes concernées sont situées de part et d’autre des Pyrénées, à peu près à distance égale de la ligne de crête et sur la même verticale des longitudes. Pour eux, cette donnée semble primordiale, même s’il n’est pas justifié de la considérer comme une cause directe du phénomène.

En allées
jardin de Lacombe Lagraulière, Corrèze, 2007

Tout a commencé au solstice d’été. À la nuit tombée, de chaque côté de la montagne des feux furent allumés selon des traditions dont on sait qu’elles visent moins à célébrer l’astre moteur de tout qu’à triompher des ennemis souterrains. Le phénomène s’est produit pour la première fois le lendemain et n’apparut qu’aux habitants matinaux : aux premières lueurs de l’aube plusieurs sommets des Pyrénées avaient disparu, remplacés par une sorte de lumière argentée. Moins d’une heure plus tard, avant même que quiconque ait pu se rendre sur les lieux pour évaluer la réalité de la disparition, tout fut rentré dans l’ordre.

Certains évoquèrent l’antique Pyrène au corps placé sur un immense bûcher dont le feu s’était propagé aux massifs montagneux, y faisant couler l’or et l’argent. D’autres, contestant cette vision étymologique attribuèrent au phénomène une cause géologique ou météorologique.

Dans les jours qui suivirent, d’autres morceaux du paysage disparurent, puis réapparurent, au gré des heures brumeuses du début de la journée. Ce furent d’abord des flancs escarpés de la montagne, des alpages entiers, puis ensuite certaines places urbaines de Pau, de Saragosse ou de Huesca, sur lesquelles on a craint un moment de ne pouvoir y installer le petit marché du samedi matin. Les plus belles perspectives vantées par tant de cartes postales furent escamotées le temps d’un petit-déjeuner. Les dernières disparitions de paysages sont datées du début du mois de septembre. Et tout aurait pu en rester là.

Jean-Pierre Brazs. « en allées », jardin de Lacombe Lagraulière, Corrèze, 2007

Une nouvelle inquiétude survint à la lecture d’ouvrages appartenant à la plus ancienne bibliothèque de la ville de Saragosse. Ils contenaient jusqu’alors des images, associées aux textes décrivant les versants sud des Pyrénées. Les illustrations s’y sont peu à peu estompées au point de devenir d’abord pâles, puis inexistantes. Chaque lecture semblait accentuer la progression vers leur disparition complète. Seuls subsistaient (quand ils existaient dans l’image) des personnages ainsi que leurs indispensables vêtements et les accessoires nécessaires à leur activité. Le bibliothécaire ne put fournir la moindre explication à ce phénomène catastrophique qui l’avait conduit dans l’urgence à interdire la lecture des ouvrages concernés. Le même constat ayant été fait dans les bibliothèques de Huesca et de Pau, une solution temporaire fut mise en œuvre : elle consista à protéger sous un épais papier noir chaque figuration d’un paysage des Pyrénées. Il fut difficile de vérifier l’efficacité de ce travail fastidieux, car soulever le cache aurait aggravé la destruction de l’image protégée. Les lecteurs peu à peu s’habituèrent à trouver seulement dans les mots les évocations des montagnes. Aucun ne s’est plaint de faire ainsi danser ensemble, rêve et mémoire. Rien de bien grave en somme, jusqu’au jour de l’effacement des premiers mots. On put croire d’abord à une mauvaise plaisanterie. « Cime » pouvait disparaître, puisque « sommet » restait ; « pente » remplacée par « déclivité » perdait un peu de naturel, mais aucun géographe ne s’en offusqua ; avec « ravin » (disparu en même temps que « ravine ») apparurent les premières difficultés : « vallée », « vallon », « val » firent mal l’affaire, car de trop grande taille ; « combe » et « gorge » disaient autre chose ; « échancrure », « sillon » : trop petits ! Quand « herbe », « herbage » et « pâturage » furent gommés en même temps, ce fut la catastrophe. Des pans entiers de textes littéraires, des carnets de voyages et des comptes rendus d’études, perdant leurs substantifs, se liquéfiaient en d’incompréhensibles et plates phraséologies. La poésie souffrit plus encore.

Jean-Pierre Brazs. « le chemin du gaïac » , centre Tjibaou , Nouméa, 2004

Les pierres des chemins, les pentes des sierras et les silhouettes des hauts sommets continuaient d’être parcourus et contemplés, mais petit à petit, personne ne s’émouvant plus par l’image ou par l’écrit de si beaux paysages, ils risquaient de perdre l’intérêt d’être regardés. Définir les mesures à prendre nécessitait de comprendre, sinon la cause, au moins les mécanismes de ces disparitions.

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Jean-Pierre Brazs. « le chemin du gaïac » , centre Tjibaou , Nouméa, 2004

J’entrepris dans un premier temps d’établir une liste des lieux disparus puis réapparus durant la première phase du phénomène. Les interrogatoires de quelques témoins directs ont mis en évidence un fait particulièrement intéressant : les absences momentanées n’étaient pas constatées par toutes les personnes présentes sur place. Ainsi, un fragment de paysage montagnard ou urbain pouvait disparaître pour un observateur mais pas pour d’autres se trouvant pourtant à quelques mètres de lui. Pour assister aux fugitives disparitions il fallait non seulement se trouver dehors aux premières lueurs du soleil, mais aussi s’installer en un point de vue très précis, si précis que le moindre déplacement suffisait à faire disparaître la disparition.

Je pus réaliser une série de photographies de ces lieux d’émerveillement dans l’espoir d’y trouver des points communs pouvant donner consistance à une explication. En vain. J’étais résolu à conserver en archives ces documents et à conduire ma vie vers d’autres préoccupations quand une rencontre bouleversa pour longtemps la notion que j’avais des effets de la peinture. Elle eut lieu dans une galerie d’art, l’été qui suivit celui des événements (qui fut celui-là tout à fait serein). J’y retrouvais les endroits apparaissant et disparaissant que j’avais répertoriés ! Cette troublante similitude justifiait pleinement d’interroger l’auteur des tableaux qui ne se livra qu’après être convaincu que je tairai son nom dans la relation que je pourrais faire de son récit.

Jean-Pierre Brazs. « la traversée blanche » Saint-Egrève, Isère, 2005

Comme à son habitude, il s’était rendu en Béarn pour y passer l’été et y réaliser en extérieur de petites ébauches de paysages qu’il emportait furtivement pour construire dans la paix de son atelier des peintures de grand format. Comme tous les ans, après avoir saisi sur le vif le versant béarnais des Pyrénées, il chercha d’autres couleurs et d’autres lumières du côté aragonais et poussa jusqu’à Huesca puis Saragosse pour compléter sa collection de paysages de montagne par quelques vues de ville. À chaque fois le même rituel se reproduisait : l’installation du chevalet en plein air dès le lever du jour, (car il affectionnait cette heure où les formes naissent de la lumière orientale) ; la mise en forme de la composition ; puis rapidement les couleurs posées. Il quittait au plus vite le lieu de la saisie du paysage, pour ne pas être dérangé par les touristes qui ne manquent pas, plus tard dans la matinée, d’arpenter les lieux que recommande l’insouciance des vacances estivales. Ne peignant jamais deux fois le même endroit, il lui fallut quelques jours pour soupçonner une relation entre les disparitions momentanées de paysages et son modeste travail de peinture. Il n’abandonna pas pour autant la capture des motifs, voulant vérifier la réalité de la relation de cause à effets, qui faisait que chaque chose peinte par lui, disparaissait chaque lendemain, à la même heure et pour le temps qu’il avait mis à la saisir. Une fois ce constat établi, il voulut choisir des sujets plus difficilement escamotables qu’un paysage lointain qu’une brume parfois estompe et décida de s’approprier des places publiques, des monuments même, et de plus en plus importants. Il ne s’arrêta qu’effrayé par l’ampleur des effets produits qui commençaient à le rendre suspect et quitta discrètement la région au tout début du mois de septembre.

La confiance qu’il m’avait accordée m’encouragea à le questionner sur ses propres hypothèses concernant les mécanismes pouvant expliquer le phénomène qu’il avait déclenché. Ses explications centrées sur le fait que les matériaux de la peinture sont extraits du milieu naturel me laissèrent perplexe.

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Jean-Pierre Brazs. « la traversée blanche » Saint-Egrève, Isère, 2005

Après avoir cherché à comprendre le comment des évènements à partir des points de vue, je pris la résolution de me diriger vers les lieux regardés. Je pensais que l’explication pouvait se trouver dans la relation entre voir et être vu et que la disparition, même momentanée, de l’objet regardé pouvait trouver son origine dans une sorte de phase de transfert, ou dans une perte associée à un gain. En effet, le paysage devenu image peinte se multiplie en se déplaçant, s’enrichit des regards qui, toujours et partout, le reconstituent. Loin de chez lui, il est aimé et chargé de tant de significations que perdre sa matière pour gagner autant de possibilités d’existence peut sembler a priori très avantageux.

Le jardinier, rencontré aux abords du château de Pau, me raconta comment il s’était intéressé à la mésaventure du peintre. Il m’expliqua pourquoi, de son point de vue, peindre un paysage, c’est-à-dire jouer du trompe l’œil de la perspective ou de l’émotion d’une impression lumineuse, est inférieur au jardinage : Certes la matière picturale peut être rebelle et se soumettre difficilement à la vision du peintre, mais une fois mise en œuvre, elle est d’une relative stabilité, (pour peu que le peintre dispose d’une bonne connaissance de la composition des médiums et de la succession des couches picturales). Le jardinier lui, n’est jamais assuré que sa composition ne subira pas les conséquences de diverses intempéries. Il doit tenir compte de la poussée végétative et du cycle des saisons. Il crée en fait les conditions d’une œuvre future dont il accompagne la continuelle transformation.

Jean-Pierre Brazs. « la traversée blanche » Saint-Egrève, Isère, 2005

L’hypothèse du jardinier était que la réalité paysagère pouvait disparaître par manque de liens. Elle fut confirmée par un autre jardinier rencontré en Aragon : Vous comprenez, il y a plus de cohésion dans les touches de peinture que dans les différentes parties du paysage réel […] Le paysage peint se construit le plus souvent à partir d’un point de vue unique alors que le paysage parcouru se construit avec une multiplicité de points de vue […] Ayant à choisir d’appartenir à un monde ou à un autre le paysage s’oriente naturellement vers la position la plus stable : celle de la peinture…
Les jardiniers me parlèrent alors de ligatures (car ils avaient l’habitude d’assurer le maintien du greffon qu’ils aboutaient sur le porte-greffe) et d’anamorphoses, car les perspectives accélérées ou ralenties ont souvent été utilisées dans les jardins classiques ou baroques : la perspective anamorphique est beaucoup plus sophistiquée […] elle permet de créer des fantômes optiques […] des formes qui n’existent pas sont pourtant vues…

Jean-Pierre Brazs. « la traversée blanche » Saint-Egrève, Isère, 2005

J’entrepris donc d’écorcer soigneusement des branches de chêne, de châtaignier ou de hêtre puis d’en supprimer jusqu’à la plus petite ramification et enfin de les assembler bout à bout au moyen d’entailles à mi-bois maintenues par des ligatures en ficelle de chanvre. Durant l’automne qui suivit les disparitions des paysages, il a suffi d’installer dans le parc du château de Pau le dessin sinueux et continu de ces branches peintes d’argile blanche, liant solidement entre eux bosquets et hautes futaies, buissons et pelouses, allées et parterres.

Dès le printemps, j’utilisais les techniques de l’anamorphose en disposant des branches, peintes par endroits, de telle sorte que ce qui apparaissait un désordre incongru au milieu d’une pelouse devenait, d’un point de vue unique, une forme parfaite n’existant que sur la rétine des promeneurs. Ainsi reliés optiquement au jardin ils garantissaient, par leurs regards, l’ordre et la stabilité du lieu.

Pour se prémunir de toute réitération des fameuses et fâcheuses disparitions, les mêmes opérations furent réalisées à Saragosse et à Huesca. Des cercles anamorphiques furent disposés à plusieurs endroits. Places et jardins publics, falaises, sierras, tout ce que les villes et leurs alentours contenaient de plus pittoresque fut attaché, cousu, soudé et solidement arrimé au moyen de grandes ondulations de branches blanchies au soleil. Les arabesques disparaissaient parfois en terre, s’accrochaient aux arbres, enlaçaient ou traversaient un bâtiment, plongeaient dans une eau courante ou dans le miroir d’un bassin. De part et d’autre de la frontière justice fut ainsi rendue aux regards et aux lieux. Si bien que les mots et les images réapparurent dans les livres.

Extrait de CONTES PICTURAUX
Editions Matéria prima, 2005.