samedi 30 avril 2022

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Choses tirant à soi

(P. Descola, songe d’Entza)

, Joël Roussiez

L’eau dans le sable se rassemble pour former des figures qui convergent mais dans ses débuts, elle n’est que millions de ruissellements indéterminés encore comme sont les organisations sociales.

et puis en coulant se forment de grands bras, des rivières et des fleuves, structures alors déterminées suivant la pente et tirant à elles les chemins aléatoires des écoulements adventices et se proposant alors comme cause de la détermination des flux, puis à la fin rencontrant la mer, elles se dispersent encore en ramifications inverses jusqu’à l’indétermination… Vois les pensées du monde qui se présentent à toi, par l’image des ruissellements sur la plage où tu te baignes. Tu en remontes la pente, dans ton corps le bien être du bain se propage mais sous ton crâne se brouillent les idées qui naissent de ton existence. Sur la plage s’arrête la mangrove qui plus loin dans les méandres du fleuve Kawari envahit une grande partie du lit ; l’eau circulant entre les racines, les branches et les herbes ; et ici, sous la mangrove où t’es si souvent apparu ton fils mort-né venant vers toi les bras tendus, tu es visitée par le sens du monde. Ce n’est pas ton fils mais la relation, la forêt te tend les bras par la mangrove et le sable t’accueille. Maintenant tu reposes sous le soleil que de grandes feuilles tempèrent juste au-dessus de toi. Tu te proposes comme arrêt dans le mouvement qu’a fait naître la marée en se retirant, le fleuve baissant et attirant vers lui les ruissellements comme il t’attira pour le bain. Le fleuve est convergence mais il ne dure qu’un temps, dans la mer il se disperse comme sous ton sommeil approximatif se dispersent tes pensées alors que tu entrevois ton fils qui tend les bras ; c’est de ses bras que naissent les bruits ; et de ses mains qui s’écartent germent les plantes de la forêt… Voici les lierres et les lianes qui te tendent les bras et s’entremêlent sous la peau d’un ciel veiné de bleu.

Charles François Daubigny – Les bords de la Seine près des Andelys

Dans l’espace comme un souvenir (chef Noah Seattle, JJ. Rousseau)

Le murmure de l’eau, c’est mon père et la mère de mon père, de sombres boues aujourd’hui ensevelissent leur lit. Que faire quand tout penche vers la fin ? Attendre ou se précipiter, rien n’a de sens, pourtant on aimerait agir. L’eau coule dans son lit, écoute son murmure, c’est mon père, c’est sa mère, et si tu disparais … Les oiseaux chantent quand même sous le ciel changeant, inquiets eux aussi mais sans l’irrésolution qui t’accompagne. Il te faudrait creuser le lit de tes ancêtres et dégager leurs voix. Parfois tu le crois et ça te rassure comme si le temps n’avait passé, quoique ce ne soit pas le temps mais l’usure engendrée par l’usage. Et puis viendra quand même la lassitude, les bras, les jambes, et même la parole, seront comme fatigués. Tu guettes le temps qu’il fait pour palper ton humeur, suivant qu’il fait beau ou qu’un temps couvert enferme le regard, tu as chaud, tu as froid et tu te demandes ce qui arrive. Il t’arrive encore la voix des tiens qui appelle et qui lentement s’ensevelit sous les couches que déversent les générations et leurs propagations. Il te semble avoir été le jeu d’un jeu étranger et quoique tu aies promis de suivre la règle, c’est à lâcher que ton cœur t’emmène car être sage dans la forêt bruissante pouvait encore séduire mais sous l’auvent de l’immeuble et dans les cours où se perdent les voix, partir semble l’issue quoiqu’il n’y en ait pas.

Dans l’espace comme un souvenir, c’est la voix qui s’égrène et se perd sous l’amoncellement des grisailles ; une âme en est saisie et le vide qui l’aspire l’attire davantage. Que veut rejoindre un corps lorsqu’il se penche contre l’acrotère de l’immeuble ? Écoute, c’est le murmure des eaux et le bruissement des plantes sous le vent ; et se jeter d’en haut est un bien joli saut.

Charles François Daubigny – Moisson

Laissant donc mes goûts (Fairouz)

J’écouterai des chansons sentimentales à la table de mes repas, comme qui se berce de romances, j’accompagnerai les mélodies de mon humeur joyeuse et, parfaitement serein, je passerai ainsi la plupart de mon temps, m’élevant avec plaisir dans les petits ennuis des amours regrettables et ceux des tristesses passagères qu’engendrent le désir ; servi de mon côté, ma joie ne sera pas sans nuance et mon petit sourire de moquerie accompagnera ces jouissances que l’âge réserve aux vieillards.

Je m’aperçois qu’avec le temps le tri de nos goûts se fait au hasard et ne reste, revient, remplit que ceux que les circonstances ont conservés près de soi. Ce n’est donc pas qu’on les chérisse mais on prend ce qu’on a… Je chanterai les chansons qui sont venues jusqu’à moi sans plus juger de leur valeur et, me glissant dans leurs propos, je vivrais à mon tour ce que je n’ai pas vécu comme un petit amusement final sans feu, ni trompette dans le calme d’une vie ralentie par les circonstances aussi.

Et quand je me séparerai de ma maison, les circonstances m’ayant retiré les forces, je garderai le murmure des mélodies faciles à l’oreille peu sensible sans pouvoir probablement chanter à mon tour tant ma bouche et mes dents seront déplorables ; ce qui aussi ajoutera à la petite ironie que je me réserve sur les hasards et circonstances qui m’ont amené là sans pompe ni indulgence… Laissant donc mes affaires aussi bien que mes goûts, je m’en irai où ils n’ont plus cours sous le dais des fatigues et des souffrances car j’aurais ainsi conçu l’oreiller qui console et la boussole qui aguerrit.

Frontispice : Charles François Daubigny – Bords de rivière près de Corbigny