mardi 27 janvier 2015

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Autrement que croire : schize et reconfiguration psychique — II/II

Une lecture de Melancholia de Lars von Trier

, Jean-Louis Poitevin

On a dit que la schize se manifeste par la présence massive d’injonctions contradictoires que le sujet est incapable de réguler à partir des préceptes qui lui ont été transmis.

Partie III : Reconfiguration du psychisme


1 - Nos deux cerveaux

Laissons maintenant le film et voyons où il nous a conduits. Nous sommes à la porte, pas parce qu’on aurait été mis à la porte, mais parce que la configuration de la conscience comme dispositif basé sur la forme historique, narrative et logique d’organisation de la pensée rejette ceux et celles qui ne croient plus en elle. Face à l’inconnu, nous ne sommes pas pour autant sans repères.

Le cerveau droit n’était reconnu que comme élément perturbateur, souvenir inévitable d’un temps considéré comme dépassé. Or, après la fin des temps, ou bien disons, au moment où le temps des hommes, où cette organisation historique du temps touche à sa fin, où la promesse dont il est porteur s’est révélée obsolète et mortelle, une autre forme de promesse prend vie et s’impose. Les messages dont elle est porteuse sont émis à l’évidence par le centre vital de la connaissance affective ou de la connaissance en tant qu’elle est connectée aux affects, aux émotions, aux structures et aux mécanismes de défense, ces constructions neuronales les plus anciennes encore actives dans le psychisme.

Que se passe-t-il concrètement ? La prédominance du cerveau gauche comme facteur d’équilibre de la tension inhérente à la schize étant abolie, la situation est chaotique, instable. La schize comme échange à risque d’informations entre deux pôles opposés se manifeste dans toute sa violence. L’enjeu est et reste de retrouver un équilibre, de sortir de la crise, d’inventer une nouvelle cartographie permettant de s’orienter dans le nouveau monde, celui qu’engendre la fin du temps.

Pour pouvoir accomplir ce geste, il faut tenter de montrer que le changement, pour majeur qu’il puisse être, ne part pas de rien, mais est engendré malgré tout comme une sorte de variation sur des thèmes connus. Mais certaines variations, comme dans l’évolution des espèces, peuvent être viables, d’autres non et des variations sur un thème peuvent donner naissance à de nouveaux thèmes comme le montrent si bien par exemple certains quatuors de Beethoven ou certaines des œuvres pour piano.

« Mais ne suis juge ne commis pour punir n’absoudre méfait » comme le dit si bien Villon. Il n’en reste pas moins possible de tenter de décrire certaines de ces variations.

On a dit que la schize se manifeste par la présence massive d’injonctions contradictoires que le sujet est incapable de réguler à partir des préceptes qui lui ont été transmis. Au-delà de ces manifestations aisément lisibles, la schize n’est pas « une ». Elle se manifeste essentiellement sur quatre plans auxquels correspondent quatre aspects de notre situation existentielle.

1 - La schize se manifeste à travers l’existence vérifiable et les fonctionnalités radicalement différentes de nos deux cerveaux.

2 - La schize se manifeste à travers la tension irréductible entre les deux aspects du corps, le corps organisé et globalement symétrique de la structure visible et le corps caché à la vue, chaotique, où tout se touche, se mêle, s’échange, le monde de la vie des organes, comme l’a montré Jackie Pigeaud dans son livre Poésie du corps (Éditions Payot et Rivages, 1999), et que l’on pouvait faire plus qu’entrevoir en lisant le livre de Richard Broxton Onians, Les origines de la pensée européenne : sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin, un livre de 1931 paru en France en 1999 (Éditions du Seuil).

3 - La schize se manifeste à travers la prise en compte, qui est aussi invention et création, des deux dimensions dans lesquelles se déroule l’existence que sont un monde extérieur lui-même scindé entre terre et ciel, et un monde intérieur dans lequel et à partir duquel nous ne cessons de projeter les images et les messages que produit notre corps pensant.

4 - La schize se manifeste à travers les deux modes d’existence du temps dont on a aujourd’hui occulté la prégnance, tant dans la constitution de la pensée que dans son fonctionnement actuel mais que les mesures auxquelles les études en neurologie donnent lieu remettent sur le devant de la scène, le temps continu et le temps discontinu.

Ce sont ces quatre plans, ces quatre pôles aussi, à partir desquels une reconfiguration du psychisme est pensable.

Si l’on prend en compte ces quatre points, il faut constater qu’ils nous projettent en quelque sorte en amont ou sur des plans qui se situent historiquement avant ceux qui ont permis l’invention de la conscience historique. Sur chacun de ces plans règnent des mécanismes dont nous avons pu croire qu’ils configuraient notre religion commune aujourd’hui, toutes régions du globe et toutes religions confondues et qu’elle était la dernière, la religion de la raison.

Notre religion actuelle tient sa puissance rectrice du fait que, comme dans tous les autres systèmes de croyance, nos deux cerveaux fonctionnent en gros de manière coordonnée, à la fois socialement et individuellement, ce qui ne va pas sans violence et sans efforts d’adaptation. Elle fonctionne donc à condition que certains mécanismes d’inhibition soient efficaces.

Lorsque s’installe une période de crise, que des disfonctionnements graves semblent ne plus pouvoir être contrôlés par les mécanismes inhibiteurs habituels, alors, en effet, le psychisme tente, car il y est contraint pour survivre, de se reconfigurer. Il ne peut le faire que par essais et erreurs et sans savoir à l’avance, sans possibilité de prédire, sans certitude de réussir. Reste la question de savoir avec quoi s’orienter pour le faire. Justine a écouté ou entendu une voix qui ne trompe pas, ne se trompe pas et ne nous trompe pas.

2 - Basculement

À ces quatre plans ou pôles, il me semble ici qu’il faut faire correspondre quatre domaines porteurs d’autant de questions, en une sorte de projection à partir de laquelle il peut être possible de mesurer torsions et déplacements, transformations et mutations de la carte psychique. Les points ne correspondent pas un à un mais bien quatre à quatre, dans des croisements d’influence qu’il faudra aussi tenter de préciser.

1 - Le premier point est la question du là.

Ou si l’on veut du « da », le « da » du « dasein ». En fait il s’agit de contester la validité de l’injonction qui nous dit que le « da », le « là », est le signe dont nos fronts sont marqués, le signe qui dit notre nécessaire appartenance au monde et qu’avait perçu Apollinaire lorsqu’il écrivait dans Alcools le poème intitulé « Signe » :

« Je suis soumis au Chef du Signe de l’Automne
Partant j’aime les fruits je déteste les fleurs
Je regrette chacun des baisers que je donne
Tel un noyer gaulé dit au vent ses douleurs

Mon Automne éternelle ô ma saison mentale
Les mains des amantes d’antan jonchent ton sol
Une épouse me suit c’est mon ombre fatale
Les colombes ce soir prennent leur dernier vol ».

Or nous l’avons vu, ou du moins affirmé et tenté de le montrer, la schize, qui est notre demeure, ne connaît pas de « da », de « là ». Cette imposition du « là » a été viable le temps qu’a duré la croyance dans le progrès, face à laquelle se dressent aujourd’hui les forces de l’irrationnel, ou pour parler avec Musil, du non ratioïde pour demander en quelque sorte réparation.

Elles s’exhibent, ces forces, souvent en prenant le visage de ces injonctions contradictoires dont la publicité nous abreuve. On peut dire que ce sont les images qui ont réintroduit une schize active dans le monde ratioïde, et en particulier les images techniques, les images liquides, en ce qu’elles ouvrent et rendent visible au-dehors ce qui jusqu’ici n’était visible que dans la nuit de l’âme, dans ce « dedans » inaccessible au sujet duquel ou avec lequel nous n’échangions qu’avec des mots.

Ces images liquides sont le résultat de points de vue non humains et ces points de vue non humains nous renvoient une image de nous-mêmes qui n’est plus prise dans les rets d’un miroir fut-il inversé, mais dans un système de coordonnées cosmiques autant que terrestres, ou pour le dire vite, terrestres mais à partir d’un point de vue cosmique. Les images ne représentent plus, ou si l’on veut la représentation n’est plus qu’une fonction seconde, les images nous servant désormais de moyen d’orientation dans un univers à coordonnées multiples et qui n’est plus possible de subsumer en un point de vue « unique » de type humain.

2 - Le deuxième point est la question du temps.

« Selon une hypothèse très répandue, de Descartes à Kant et au-delà, les êtres humains seraient équipés en quelque sorte naturellement, de modalités spécifiques de liaison des événements, au nombre desquelles se trouverait le temps. En d’autres termes, la liaison synthétique des événements sous forme de séquences temporelles structurant la perception humaine avant toute expérience serait indépendante du fonds de savoir d’une société donnée et non susceptible d’être apprise. Admettre une telle « synthèse » a priori, impliquerait que les hommes ne possèdent pas seulement une aptitude générale à établir de telles liaisons, mais aussi une disposition les contraignant à établir des liaisons spécifiques et à construire les concepts correspondants, tels que « temps », « espace », « substance », « lois de la nature », « causalité mécanique », etc., toutes notions présentant l’aspect du non-appris et de l’immuable. Je montrerai que cette hypothèse n’est pas soutenable ». Ainsi s’exprime Norbert Elias, aux pages 48 et 49 de son livre Du temps, (Éditions Pockett, Paris, 1999).

L’enjeu est essentiel. Si nous nous en tenons à cette vision subjectiviste du temps « comme synthèse a priori » et si nous la considérons comme une donnée absolue, nous allons inévitablement ne pas pouvoir penser plus avant la reconfiguration du psychisme. Ici, nous en resterons sur un seul point, la relation entre continu et discontinu dans la formation des synthèses mentales.

Le temps est cette « activité humaine de synchronisation » dit encore Elias (op. cit., p. 91). Il est donc composé non tant d’un passé d’un présent et d’un futur que de l’ensemble des processus et des mécanismes psychiques, physiques, et sociaux qui permettent de mettre au point, dans une société donnée, des relations positionnelles entre des éléments de nature diverse et sans cesse changeants (p. 126). C’est pour permettre la mise en relation entre des éléments disparates pour ne pas dire contradictoires au sens que la raison confère à ce terme, que les hommes ont inventé des systèmes de coordonnées abstraits qu’ils ont nommés espace et temps. C’est pourquoi le temps « est un symbole purement relationnel » (op. cit., p. 168) et que le temps est finalement en permanence et donc encore aujourd’hui pour nous une opération.

« L’opération de « détermination du temps » consiste à mettre en relation les aspects successifs présentés par au moins deux séries d’événements, l’une d’entre elles étant socialement normée afin de servir d’étalon de mesure des positions ou intervalles à l’intérieur de la succession d’événements que comportent les autres séries ». (op. cit., p. 169).

Discontinu et continu sont les deux mouvement intimes qui parcourent aussi bien le cerveau et ses millisecondes que la perception une fois organisée et les possibilités d’enregistrement et de mise en relation entre événements ou éléments ayant été perçus, enregistrés, ou vécus. Nous ne cessons de passer de l’un à l’autre de ces « états » ou plutôt ces états ne cessent de nous traverser et de nous contraindre à établir des relations entre événements ou éléments de toutes sortes.

Si le temps existe, c’est donc avant tout comme cette activité mentale si profonde qu’elle est inséparable des enjeux affectifs qui constituent les hommes et les traversent, les obligeant à prendre en charge les continuités et les discontinuités d’états qu’ils ne contrôlent généralement pas. Le récit a été jusqu’ici la forme historique qui a permis à ce contrôle de fonctionner. Aujourd’hui, il semble que le contrôle passe par bien d’autres moyens, le récit s’étant révélé être une forme de synthèse par trop insuffisante, quoique encore et toujours attractive et efficace dans la gestion de l’angoisse existentielle, dépression et mélancolie mêlées.

Mélancholia met en scène dans la seconde partie un mouvement qui peut paraître régressif, mais qui nous conduit à prendre en compte la puissance affective dans l’établissement de nos croyances et en particulier, celles concernant le temps. Le film est une parabole qui indique que nous sommes au seuil d’une expérience qui nous rapproche des hommes d’avant les horloges, des hommes de la préhistoire, en tout cas de l’état qui a pu précéder l’établissement et l’enracinement de cette croyance en la division du temps en présent passé et futur.

« En leur qualité de symbolisation de périodes vécues, ces trois expressions représentent non pas seulement une succession, comme l’ « année » ou le couple « cause-effet », mais aussi la présence simultanée de ces trois dimensions du temps dans l’expérience humaine. On pourrait dire que « passé », « présent » et « avenir » constituent, bien qu’il s’agisse de trois mots différents, un seul et même concept. » (op. cit., p. 96).

Justine, en reconnaissant l’écrasement du temps, du temps humain puisque nous avons appris à supposer que le monde peut continuer d’exister en notre absence, fait émerger cette expérience occultée d’un temps d’avant le temps trinitaire, c’est-à-dire ouvre la possibilité à une expérience d’association entre éléments jusqu’ici non mis en relation, d’être associés. Comme par exemple d’associer l’absence d’avenir, le temps de la fin coïncidant avec la fin du temps humain, et la construction d’une structure matérielle et mentale, spatiale pouvant servir de support à l’activité psychique projective permettant aux rêves de s’accrocher et à une espérance d’exister, fût-ce quelques secondes. C’est bien vers la reconnaissance de la nécessité de procéder à une reconfiguration psychique que nous oriente Lars von Trier.

3 - Le troisième point est la question du sujet.

Il faut ici entendre par ce terme un psychisme qui a intégré, comme l’a fait Justine, non seulement la crise sociétale, mais, en passant par la perte des repères engendrée par la dépression, est capable de faire de la mélancolie, cette forme vécue de l’écrasement du temps, le vecteur d’une mutation. Le sujet nouveau est donc un sujet devenu cette entité qui « sait » qu’elle habite la schize et qui sachant cela, « sait » aussi qu’on ne peut pas « y » habiter et qu’il faut donc réinventer de nouvelles conditions d’habitat, c’est-à-dire de nouvelles relations avec l’espace. Encore une fois, si l’on revient au film, la cabane comme réalité et comme métaphore est ici fort pertinente.

Disons que le nouveau sujet est cette entité qui a pris acte de l’existence incontournable de la duplicité. L’enjeu est de tenter de trouver une posture mentale qui permette de ne pas retomber dans les travers de la régulation de la schize par la domination de la raison.

Un détour par l’Hippias Mineur de Platon est ici nécessaire. Il faudrait y consacrer un long moment. Contentons-nous, cette fois, de rappeler l’enjeu de ce texte dont la vertu majeure est de dessiner en quelques pages le changement de plaques tectoniques mentales et psychiques qui s’est effectué entre moins 700 et moins 400 en Grèce. Il peut se dire simplement. Ce qui a dû être pris en charge par la pensée, par les groupes humains, par la société, c’est la découverte de quelque chose qui se nomme la duplicité. Non qu’auparavant quelque chose du même genre ou qui pourrait y ressembler n’existât pas. Mais les sautes d’humeur d’Achille qui pourraient le prouver aisément ne peuvent être comprises comme des manifestation de duplicité. Ce ne sont que des manifestations d’une perception du vécu comme succession de moments discontinus.

Il n’y avait pas de relation d’attribution aux actes des héros. Il n’était pas possible de les renvoyer à une entité abstraite qui aurait été une intention. La valeur et la fonction sociale de leurs actes tenaient à leur grandeur et à leur efficacité dans la geste agonistique. Pour le dire simplement, le mode de symbolisation n’avait pas encore permis d’établir des liens durables entre événements y compris entre les actes d’une même personne. C’est la discontinuité entre les moments du vécu, s’appuyant sur une capacité mnésique faible mais que le récit héroïque permettait de combler en partie, qui régnait sur le psychisme.

Quel est le sujet de l’Hippias Mineur ? Rien d’autre qu’un commentaire d’un vers de L’Iliade.
Il y a en particulier l’insinuation d’Achille parlant d’Agamemnon à Ulysse : « Je hais, autant que les portes de l’enfer, l’homme qui cache une chose dans son cœur et qui en dit une autre. Pour moi je vais dire ce qui sera accompli. » (L’Iliade, ch. 9, vers 3123 sq.). Ceci est le signe précis de la conscience subjective, mais est à l’évidence un vers postposé.

Platon consacre ce dialogue à légitimer ce changement de monde, sans y parvenir complètement, mais suffisamment pour indiquer, pour dessiner le seuil sur lequel se tient la pensée et avec elle la psyché.

Nous voyons une plaque tectonique se briser et l’un des morceaux commencer de passer sous l’autre, la nouvelle plaque commençant à imposer ses règles et son « paysage » à la pensée. Homme véridique et menteur sont les deux facettes du sujet, mais le premier se rapporte directement à des manifestations pensées et vécues comme uniques, c’est-à-dire non rapportées à ce facteur d’unification que constitue le savoir, le savoir-faire ou l’habileté. Cette habileté joue le rôle d’un continuum et d’un fond de compétences à partir duquel le sujet va pouvoir agir et dans lequel il va pouvoir venir piocher afin d’agir, et cela quelle que soit la manière qu’il aura d’agir puisque est mise en place, dans ce texte, le fait que qui peut le plus peut le moins. Autrement dit un système capable de repérer les formes de rétroaction du mental sur le comportement, de la pensée sur les gestes, des intentions sur les actes.

Or, dans le système précédent, on peut une chose « et » une autre. Ces choses, ces gestes, ces actes peuvent être en tout opposés, (la conscience raisonnable les dirait contradictoires), leur mise en relation ne fait pas sens, ne produit pas de gêne, ne met pas l’esprit en porte-à-faux, ne lui fait pas voir de contradiction. Il faut un esprit tendu vers le bien, c’est-à-dire ayant perçu un fond constant de compétences abstraites pour pouvoir rapporter des gestes discontinus à un fond posé comme constant, c’est-à-dire à un continuum permettant précisément au sujet de se constituer comme sujet.

" N’est-il pas vrai que l’ignorant, tout en voulant mentir, dirait parfois la vérité sans le vouloir et par hasard, faute de savoir, tandis que toi, le savant, si tu voulais mentir, tu mentirais toujours également bien ? " dit Socrate. En tout cas tout tient en une formule, celle de la mise en relation positionnelle d’éléments disparates et que la copule « et » vient rapprocher. « C’est le même homme qui dit la vérité et qui ment », dit encore Socrate.
Ce « et » instaure le lien, fait lien, « est » le lien. Il établit la continuité à partir de laquelle, par un regard rétrospectif, une sorte de temps d’avant apparaît, une sorte de passé dans lequel, en effet, il en allait autrement. C’est au positionnement sur une carte en cours d’élaboration tant spatialement que temporellement et qui donc engendre à la fois un espace, un passé et un présent, que travaille ce texte.

4 - Le quatrième point concerne la connaissance.

Par connaissance il faut entendre la capacité à traiter les injonctions, fussent-elles contradictoires, et cela d’où qu’elles proviennent. Dans un stade antérieur, il a fallu apprendre à reconnaître si ces injonctions étaient susceptibles d’aider ou non ou si au contraire, elles pouvaient mettre en danger. Il a aussi fallu identifier leur provenance, essayer de comprendre si elles étaient émises par des voix intérieures et dans ce cas par lesquelles de ces voix, ou si elles étaient émises par des voix venant de l’extérieur et là encore tenter de comprendre de quel émetteur elles pouvaient provenir.

Il a donc fallu que les hommes constituent cette intériorité et cette extériorité, inscrivent ce partage. En effet, au temps de L’Iliade par exemple, la différence entre dehors et dedans est loin d’être constituée, précise, fixée. Par la suite, on a fait de ces voix intérieures le signe de l’élection, puis en un raccourci brutal, le signe de la maladie mentale, de la schizophrénie en particulier et donc un facteur d’exclusion. Mais cette distinction claire et active, rassurante et permettant de s’orienter entre ces deux provenances des voix est, durant des siècles, et aujourd’hui encore, loin d’être fixée. Bien plus, cette distinction est à nouveau remise en question aujourd’hui.

Ces questions ont donné lieu à certaines des œuvres les plus importantes de science-fiction au XXe siècle et nourrissent à l’évidence, ou le devraient, les débats les plus actuels. La trilogie divine de Philip K. Dick et la plupart des œuvres de J.G. Ballard en sont parmi les meilleurs exemples.

De quelle connaissance les voix sont-elles porteuses ? De cette connaissance qui émerge à la croisée des éléments considérés comme connus, vérifiables et vérifiés par les sciences, et de ceux qui relèvent du vécu et ont fait l’objet d’une expérience vécue.

La situation, notre situation, est simple : nous avons acquis, du moins le pensons-nous, le croyons-nous, des connaissances qui font de nous, sinon les maîtres de l’univers, du moins ceux qui parmi la longue histoire des hommes en savent le plus sur l’univers, l’infiniment grand et l’infiniment petit. Et dans le même temps, nous redécouvrons qu’il existe des dimensions du cerveau, du psychisme, de la pensée, qui nous sont à la fois étrangères et qui pourtant semblent exister en nous de manière étrangement intime. Et surtout, nous faisons face à une situation dans laquelle la puissance de la raison, ou si l’on veut la domination du cerveau gauche, touche à sa fin et où un rééquilibrage est en cours qui confère aux injonctions du cerveau droit, une puissance et un rôle depuis longtemps réduits aux acquêts.

La question se pose en fait, de savoir, si l’on revient une dernière fois au film de Lars Von Trier, si l’articulation entre promesse et croyance, entre prégnance des affects et capacité de la raison à nous aider à nous orienter, est encore efficace ? Pour tenter de répondre à cette interrogation, il faudrait avant tout se risquer à cette opération, sans doute impossible, qui consisterait à retourner notre conception du monde sur le langage qui nous permet de la penser et de la formuler. Il nous faudrait en quelque sorte instruire le procès des mots et du langage, en nous demandant en quoi, en effet, porteurs qu’ils sont d’une certaine part de la mémoire des hommes, ils ne sont pas irréductiblement impuissants, en l’état actuel des choses, à nous faire percevoir et donc à nous donner un véritable accès à des états à la fois mentaux, psychiques, physiques et cosmiques, sinon par des métaphores d’une fragilité de cristal ou d’une friabilité de coquille d’huître ?

Un autre auteur de science fiction sinon méconnu du moins sans doute moins considéré que d’autres quoique génialement productif, Dan Simmons, est lui aussi préoccupé par ces questions. Dans un roman paru en 2011 et en français en 2012, sous le titre Flasback, il questionne cette situation de crise qui est la nôtre, crise au cœur de la pensée, de la conscience, du psychisme qui a été révélée de manière incontestable par la Seconde Guerre mondiale et le mode de gouvernance inventé par les nazis et que pourtant on ne cesse à la fois d’agir, de prolonger et de tenter en vain de fuir. Il semble que de lui laisser longuement la parole soit le meilleur moyen de conclure ces lignes.

« Emilio connaissait le contexte de l’expression – le « style du temps » – et ils en avaient souvent discuté ensemble. L’intellectuel allemand Karl Jünger avait utilisé ce terme dans ses Kaukasische Aufzeichnungen, ses carnets secrets tenus pendant le règne d’Hitler. Léonard méprisait Jünger – du moins celui de la Seconde Guerre mondiale, plutôt que le Jünger de la guerre froide, qui s’était exprimé beaucoup plus ouvertement –, parce que, au lieu de s’opposer sans détour à la tyrannie, l’Allemand avait jugé suffisant de s’en moquer et de ridiculiser Hitler en secret. Zeitstill – le « style du temps » – avait été sa façon de décrire le recours à l’euphémisme et au double langage par les hommes au pouvoir, dans le but de détruire le langage même qu’ils avaient usurpé. Jünger avait pu le constater dans les années 30 et 40. Leonard l’avait observé tout au long de sa vie aux États-Unis. Ni l’un ni l’autre n’avaient agi.
– LTI, murmura Emilio. (Cela signifiait Lingua tertii imperii, l’expression codée de Jünger empruntée à Victor Klemperer, le « langage du Troisième Empire ». Un jeu de mots d’une érudition amère. Ça a toujours existé.
Leonard secoua la tête. Ses cavaliers avançaient à présent contre les défenses dispersées d’Emilio.
– Non, pas toujours, dit-il. Pas à ce point.
– Alors, mon ami, ton nouveau « Guerre et paix » ne parlerait ni de guerre ni de paix. Juste de la confusion de notre époque et de son langage.
– Oui, fit Leonard.
Emilio avait tenté une défense à l’aide de sa tour, et le fou de Leonard traversa l’échiquier pour s’en emparer.
Soltudinem faciunt, pacem appelant. (Il cita Tacite : Ils font un désert et disent que c’est la paix). (op. cit., p. 88-89)
Quelques cent pages plus loin, il évoque cette crise que nous connaissons, le roman se passant en 2035.
« L’inflation repart à tour de bras, ce qui appauvrit les gens chaque jour qui passe. Les consommateurs ne consomment pas. Les acheteurs n’achètent pas. Les banques ne prêtent pas. Et la Chine qui détient encore la plupart de nos bons du trésor est en train de lâcher aux coutures [...]
Leonard n’avait rien compris à tout ça. Mais il suivait les infos sur ce qui se passait en Chine et ce qui arrivait aux Chinois. C’était effrayant.
– Le président est entouré de gens très intelligents, dit-il se levant et en s’apprêtant à quitter rapidement ce vieil imbécile à la retraite.
– C’est bien trop tard pour les gens très intelligents, marmonna le vieux prof dont le regard devint de nouveau très vague.
Il regarda son verre de scotch vide et fronça les sourcils comme s’il soupçonnait quelqu’un de l’avoir volé.
– Les gens très intelligents, reprit-il, sont justement ceux qui ont foutu de pays et ce monde en l’air pour nos petits-enfants, Mr Gros Bonnet de la littérature ? Souvenez vous bien de ça.
Et de fait, Leonard s’en était souvenu. » (op. cit., p. 202-203)