mardi 30 juillet 2013

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Au bord de l’incision

Daphné Le Sergent à la galerie Metropolis

, Weiswald

Le travail de Daphné Le Sergent parle de « l’oscillation distincte » des images.

Pour expliquer le lien entre texte et image, Jean-Luc Nancy, dans son essai « L‘oscillation distincte », parle d‘une fente, d‘une fissure ou scissure qui ressemble à la limite entre les lèvres. Une incision qui ouvre le regard pour le sens. Ce sens se présente visuellement comme abîme, la bouche ouverte envoie les mots de la langue mais donne à voir le noir profond de l‘engloutissement. Le graphème reprend cette incision comme pratique et l’inscrit dans une oscillation entre signe et trait, entre texte et image. C‘est à l’endroit de cette oscillation, qui distingue sans cesse entre le voir et le savoir, que le sens se forme et se déforme. [1]

Daphné Le Sergent, Revers du Geste
Daphné Le Sergent, Revers du Geste, photographie n/b, 2013

Faire sens

Le travail de Daphné Le Sergent parle de cette oscillation. Dans une belle série de dessins / photographies, « Frontière/ligne/tracer/diagonale du temps », elle colle un dessin, coupé à la diagonale sur une photo, de façon à ce que l’image qui donne à voir les deux moitiés « fasse sens », (re) présente une scène, en l’occurrence une scène de guerre, une réalité militaire, des frontières. On apprend plus tard qu’il s’agit d’images faites en Corée, qu’elle s’intéresse à cette histoire politique, à cette présence d’une césure dans un pays qui devient deux.

Former l’identité

On apprend également qu’il s‘agit d’une histoire qu’elle a fait sienne, elle, qui se sent française et qui a l’apparence d’une coréenne. Elle parle alors de différentes frontières : des failles entre image et graphe, particulièrement dans la série « History is another day » avec des gauffrages de texte sur papier, à peine perceptible, entre photo et dessin, mais aussi de la crevasse dans le paysage de la mémoire et des formations politiques. Et enfin également de la taillade qui la traverse, qui forme son identité.

Un parcours de scènes

Cette diversité de sujets qui tournent tous autour du thème de la distinction et autour du motif de l‘incision est très présente dans l’exposition à la galerie Metropolis. Elle invite à se balader au long des scènes représentées en photo, d’une scène qui est installée dans l‘espace comme un échafaudage devant une grande photo d’une clôture de sécurité (« D’aussi loin que je, tu, il peut voir », 2011) ou bien de mises en scène dans des vidéos qui jouent toutefois, comme ses autres pièces, avec la limite entre documentaire et fiction. Une multitude de représentations que l’on pourrait apercevoir comme redondante. Mais la répartition en petits foyers donne au visiteur la possibilité de se plonger à partir de l’un des différents aspects de la question centrale de cette exposition : comment (re)présenter, comment (re)connaître, comment faire sens ?

Daphné Le Sergent, Revers du Geste, vue de l’exposition
Daphné Le Sergent, sans titre, installation : photo murale + estrade de bois.

La place du corps

Que cette question soit toujours la question du corps, la question du positionnement et de la confrontation des corps, cela est mis en évidence par les deux poings qui se touchent et forment ainsi une fine fissure qui nous rappelle celle entre les deux lèvres de la bouche (« revers du geste », 2013). On comprend alors : cette artiste travaille le corps et ses gestes. Outre les collages / photos, la vidéo est la pratique majeure de Daphné Le Sergent, qui enseigne également à l‘université Paris 1 en tant que maître de conférences. Là encore on retrouve la double casquette d‘artiste visuelle / critique d‘art, et donc l’oscillation entre image et texte. Pour l’exposition, elle a décidé de décliner cette pratique avec ce qu‘elle maîtrise d‘une manière bluffante : les gestes d‘images.
En travaillant l’insertion de texte dans l‘image vidéo, notamment dans « Politique, Visage » (2012), en chorégraphiant son et image, elle renvoie, à chaque instant dans ce parcours approfondi, aux limites de l‘image et de ce qu‘elle peut transporter. En nous montrant le « revers du geste » de montrer / démontrer en images, elle nous renvoie aussi à ce qui motive toute image / texte : l’entrevue.

Daphné Le Sergent, Revers du Geste, vue de l’exposition
Daphné Le Sergent, POLITIQUE – VISAGE, Projection vidéo sonore, 18 min

Appel à la réplique

Jean-Luc Nancy, dans le texte cité, rappelle que cette entrevue appelle à une réaction, une réplique. C‘est ce qui met en tournure « l‘oscillation distincte » entre texte / image. Le travail de Daphné Le Sergent se situe au bord de l’incision pour sonder les possibles formes de l‘oscillation. Il reste de la responsabilité du regardeur de trouver la forme adéquate de réplique.

Notes

[1Jean-Luc Nancy, « L‘oscillation distincte », in : J-L Nancy, Régis Durand et al., Sans commune mesure, Paris : Scheer 2002, p. 6-19

Voir en ligne : Galerie Metropolis