mercredi 1er novembre 2023

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Appâts feutrés ou les merveilleuses images

Hommage à Jane Evelyn Atwood

, Jean-Paul Gavard-Perret

Rien ne fait que le réel s’épuise dans les mots, ils ouvrent à l’ignorance. C’est pourquoi tant d’auteurs s’y vautrent, préférant la nostalgie à l’hors de portée de l’image. Car le logos est toujours débordé par le monde qui l’entoure.

Croyant atteindre son but l’écrivain le repousse un peu plus loin — et c’est alors misérable grandeur de sa représentation. Le réel fait sur elle. A l’inverse l’image n’est ni la maison de dieu ni celle du réel. Elle est un mouvement et une attente qui entraîne la reprise d’une circulation, de l’errance. Une fois de plus elle tente de rejoindre ce qui n’a pas encore de nom pour le fair parler. Jane Evelyn Atwood le prouve. Il y a en elle du réel ce qu’il cache. Pour porter atteinte au vide après l’avoir rempli pour qu’un autre abîme naisse. Cherchant l’apparition elle refuse l’apparence. Elle crée la distance nouvelle se jetant dans l’abîme dont le langage lui-même est abîme. Elle configure l’absence puisque où elle va se reconfigure l’invisible et le caché. L’insuffisance des mots et du réel se déplace et est dépassé loin du mouvement perpétuel peuplé des approximations de chacun. Grâce à l’image cesse l’insomnie. Dès lors à la question « sommes-nous contenus par les mots ? » l’image répond de son « pas ». Le pas du pas.

Mais il y a plus. Le plaisir des images de Jane Evelyn Atwood réside en ce qu’elles nous tiennent à distance de leur objet. Même si c’est le corps désiré qu’elles présentent, leurs frontières permettent moins de nous y reconnaître que d’y voyager. Certes les regardant elles nous contemplent. Elles invitent à une existence particulière. Leur absence d’épaisseur des volumes qu’elles laissent vivants fait glisser non où le corps pose mais où il emporte. L’extraordinaire tient donc bien dans cette sorte d’éloignement au sein de la proximité. Nous vivons en quelque sorte dans un autre monde. Car le "motif" invite à la fiction. Le temps n’y est plus le même. Et sur le plat de leur crête le monde lui aussi est en suspens en une existence parallèle. Ce doublement n’est pourtant pas une altération. Ce quelque chose que le corps porte vers son image n’interdit pas la délectation mais déplace la jouissance à notre rythme, l’ajustant, le précisant en un certain repos. De fait par ce "rétrécissement" existe une extension de nos capacités tentaculaires. Si bien que si l’image enlève la "chose", il la fait vivre autrement. Si tant est que tout voyeur ne dépende pas aux crochets de ce qu’il regarde. Il doit comprendre que l’"autrement" de la ressemblance réclame une agilité mentale détachée mais regardante où cette "chose" peut retrouver son devenir. C’est avancer de fait comme dans le monde, en une zone d’incertitude et d’affirmation. Dans ce paradoxe la proposition de la figure crée non une fusion mais un consentement. Preuve que toute image possède toujours un avenant, un à venir.

Jane Evelyn Atwood prouve que notre destin rococo est une boule de flipper baroque. Bien la tirer n’est qu’une étape et tout dépend des découpages de la table de jeu. Chacun fait ce qu’il peut pour modifier sa trajectoire en assauts plus que gambades et craignant autant le "game over" que la partie dite gratuite où se resservent les mêmes plats. Chacun reste néanmoins toujours face à ses carrefours de flux visibles. Mais où sommes-nous vraiment ? Même intelligent l’être perd la boule parfois. Il a beau masser le toutim et entraîner membres et cervelle, nuque et majeur. La voie du maître crée parfois des sonneries bizarres qui n’ont rien de sonates de Schubert. Ce n’est pas pour autant le joueur qui se déplace mais l’espace où il tient tant que faire se peut la barre avant que tout finisse comme la vie dont le jeu translate les images.

Néanmoins certaines images sont tellement élimées, distendues, que nous pouvons voir le jour au travers, léger comme une nappe de brouillard ou la jupe trop légère des prostituées. Mai dès lors il est difficile de les prendre et de les manœuvrer. De telles figurations - déjà prêtes à passer dans le camp des signes algébriques - gardent un sens par leur place et leur fonction. Elles semblent propres à des combinaisons précises chaque fois que l’esprit touche au mystère de l’apparition et de l’évanouissement de leurs objets.

De telles images portent à voir ce qui ne doit pas se regarder. Ce sont aussi des espaces interdits de corps mystérieux et les mondes qu’ils cachent. Sans doute moins les jours pleins où nous nous avançons dans le travail que dans les nuits épaissies d’une obscurité légère. Un visage survient. Il se donne le devoir de sourire et entraîne vers une autre fenêtre d’où un nuage sort. Tout est lourd d’un orage secret : le tonnerre éclate dans notre propre poitrine mais sur le mode de la litote et non sur celui de l’hyperbole. Tout se mêle : le réel et l’irréel, la présence et l’absence, l’encombrement et le vide, bref l’effroi du néant. L’image n’est plus seulement un miroir aux allumettes, un laminoir et un de ces masques révélateurs matois et qui vous lorgne de traviole. C’est aussi un ponceur méditatif et inspiré qui débloque tout ce qui est coincé même s’il y a tant de désir que nous ne savons plus où donner de la tête à couper.

L’image chez Jane Evelyn Atwood doit donner corps à ce qui se tait dans l’homme et dans ses mots. C’est donc tout un peuple d’ombres qu’il faut remonter. Il est dépositaire d’un monde de secrets, il tire de notre absence une longue mémoire. L’image doit donc dessiner dans l’espace cette ombre pour tirer de l’être et de ses hasards la forme d’un destin. Il s’agit de voir ce qui n’a même plus de nom dans aucune langue. Dès lors que les images sont transparentes ou opaques, humbles ou chamarrées, résonnent par elles-mêmes les débris d’un temple des félicités qui nous laisse passagers athées et client anonymes. De telles images ajoutent un soupir et rien d’autre ne reste après qu’une voix sans personne, un apostille nécessaire.

Dans le monde des images, les photographies sont à priori à notre merci. Mais par essence elles généralisent, nous plient à une règle commune, elles ne veulent pas décomposer, allonger ou assouplir. Et forcément nous devons ranger ce tout qui nous hante selon leur définition. Cela semble pratique puisqu’elles sont à notre service et sortent instinctivement d’un fond où s’agglomère notre "pensée". Elles sont pourtant dépourvues de toute attache subjective. C’est nous qui les arrimons dans le funeste penchant de la représentation en nous y glissant comme si de rien n’était. Or les images de Jane Evelyn Atwood nous découvrent ce qui n’existe pas encore mais qui existe depuis toujours et qui change, se décline. elles restent notre peu par approximation et elles n’ont rien de magique. Mais à chacun alors de faire avec, pour que ce que nous cherchons à voir, prenne à travers leur généralité un accent particulier. De telles photos, à nos tribus accordent notre turpitude et son dressage particulier. Elles semblent faire des spectateurs étrangers mais fomentent une somme ou une équation où se mord le bois du réel et non l’écorce. Il faut donc serrer les dents.

Jane Evelyn Atwood a donc compris que les mots ne s’écrivent pas vraiment, du moins pas en totalité. Au mieux ils mettent en l’état d’écoute. Ils parlent à notre place car ils savent ce que nous ignorons. Ils font ce qui échappe à l’esprit ; c’est pourquoi ils sont noirs. Sort soudain une voix du dedans que le mental ignore. Les mots sont nos images. Sourdes elles n’ajoutent rien mais ne retranchent pas plus. Gris masse, trous peaux, abysses hâles, émaux de la faim. Décoction fantastique jusque dans le café noir du matin. Un peu de peinture sous vos pieds. Tremblement sacré de la chair nue. Angoisse et rêverie de la mère comme des prostituées. Ne pouvant être la seconde, Jane Evelyn Atwood fut la première pour les rejoindre de manière cryptée et dans une pulsion scopique. Elle se promenait dans les faubourgs chauds pour les photographier de manière dérobée afin de raconter sa propre histoire qui ne pouvait se montrer qu’en corps perdu. Depuis son enfance elle était fascinée par les femmes des pavés. Et jusque plus tard dans ces trous de mémoire, même si elle ne se prit pour une autre, elles étaient à égalité avec elle. C’est pourquoi dans son œuvre il n’existe pas un moindre espace d’indécision sans percée vers de telles dames. Il n’est jamais question d’ébauche mais d’un moyen de tirer la langue aux images classiques des prostituées par une violence glaciale, déjouant le sens commun et les résidus d’une médiocre histoire locale. C’est aussi là une agonie des mots que la photographe se hâte d’inachever. Pour nettoyer son histoire à travers cette effusion des belles de jours prises et reprises, entièrement soumise à un modèle dont elle ne se disjoint jamais. Elle reste à la merci de leur lumière dans des scènes où, les immobilisant, elle passe de leur côté.

De la lumière à l’ombre se dépeint le noir. La nuit se suspend au rivage du réel. Des fragments s’agrippent à son derme. S’ouvre l’obscur aux courants de lumière aspirée Des épaisseurs ourlent ce qui doit être nommé facettes. Le regard s’y enfonce où tout se perd en laps pareils à une pluie d’oiseaux brûlés. Le regard prend en compte ce qui reste. Il médite une fois de plus l’épars et le disjoint pour les rejoindre. ll contemple impassible sans se détacher de ces morceaux en suspension dans l’espace et le temps. Le tout en un apprentissage de la solitude mais qui unit à la rencontre. Elle badigeonne au présent les pans de murs de l’absence afin de créer un chant contre le vide et rendre la mémoire, légère, lointaine et proche qui laisse venir à soi ce qui n’a pas de nom, ce qui reste comme le flux de l’obscur. Tout semble ainsi dissout dans l’ultime forme des formes - alliances de la main et du silence. Pouvons-nous franchir ces seuils ? Ici ce qui est du temps n’est plus du temps mais image. Elle va vers le couchant et se consume comme une torche d’obscure lumière. Le jour et son pâle éclat tiennent lentement le regard là où l’ombre en son sein devient le phantasme qui nous contemple. C’est le manque et la lacune au moment où l’image se réduit à l’essentiel de son principe actif rendu plus vide mais essentiel.

Reste en chaque image de Jane Evelyn Atwood ce qui ne coûte rien et n’en n’a que plus de valeur. Se distingue alors ce que beaucoup nomme la "pensée" mais ils ignorent les conditions et la capacité de telles charades qui ne se laissent jamais dévoiler facilement. Par les arpents de réel, quelque chose d’essentiel de l’atmosphère intérieure demeure indépassable : un je ne sais quoi qui lie tout à ce qui a disparu. Mais rien n’est complètement perdu comme s’il existait dans chaque dessein un regard riche d’étendues en fragments, de désert ou de savane pour voir le jouir qui viendra encore. Il sera aussi, non pas ce qui n’est pas encore advenu, mais ce qui est arrivé et n’est pas forcément effacé.

Chez une telle photographe l’image est l’échange comme figure du monde dans la partie qu’elle joue avec lui. Elle est aussi la fable du lieu anachronique où nous rêvons de glisser afin de briser notre façon de voir et de penser. C’est une fable qui évide sa propre affabulation, qui n’est ni le propre ni le figuré, ni le pur ou le réalisé mais une zone où nous pouvons enfin verser dans le rêve éveillé où nous perdons notre capacité de penser — sinon mal — et donc d’atteindre une lucidité.

« Histoires de prostitution », Jane Evelyn Atwood, exposition de La Maison de la Photographie Robert Doisneau (Janv 2019-avril 2019) : Lien vers l’archive

Livres :
« Pigalle People. 1978–1979 », Jane Evelyn Atwood, Éd. Le Bec en L’air, 2018
« Rue des Lombards », Jane Evelyn Atwood, Éd. Atelier EXB (Xavier Barral), 2011