vendredi 5 mai 2023

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Alice Diop

, Anne-Marie Poucet

« La créolisation est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments. »

Cette citation d’Edouard Glissant semble avoir été écrite pour les films d’Alice Diop, brillante jeune réalisatrice française dont le propos vise à montrer que l’Histoire de notre pays ne se résume pas à « nos ancêtres les Gaulois », « L’histoire est un fantasme opératoire de l’Occident, contemporain précisément du temps où il était seul à « faire » l’histoire du monde. » elle est infiniment plus riche et dans le processus de « créolisation » qui est le sien il n’y a aucune déperdition, bien au contraire : les éléments hétérogènes mis en relation « s’intervalorisent », c’est-à-dire qu’il n’y a pas de dégradation ou de diminution de l’être, soit de l’intérieur, soit de l’extérieur, dans ce contact et dans ce mélange. Ce n’est pas, à proprement parlé, un métissage dans lequel on pourrait prédire ce qu’il adviendra et reconnaître tel ou tel trait, retracer un arbre généalogique car, non précisément, nos sociétés ne se développent pas selon le modèle de l’arbre, nos sociétés contemporaines se développent sur le modèle du rhizome cher à Deleuze et Guattari (Le rhizome est une célébration de la pensée en réseau, il est transversal, tentaculaire et nomade, contrairement à la racine, unique et sédentaire ; la racine est un système végétal qui se développe le long d’un axe vertical et hiérarchique selon Deleuze et Guattari.

Dans leur théorie philosophique un rhizome est un modèle descriptif et épistémologique pour penser le monde d’aujourd’hui, dans lequel l’organisation des éléments ne suit pas une ligne de subordination hiérarchique où tout s’originerait dans une base unique (racine, tronc), laquelle, à elle seule, générerait les multiples « branches » constitutives de la réalité ; le rhizome, au contraire, rend compte d’une interaction où tout élément peut affecter ou influencer tout autre, quelle que soit sa position et le moment de l’interaction ; autrement dit, comme la plante rhizomateuse, tous les domaines du réel et les savoirs qui l’appréhendent, ont des origines multiples, non hiérarchisées.)

Un cinéma de la rencontre avec l’autre
Le cinéma d’Alice Diop est clairement, dans sa partie documentaire au moins (nous reviendrons plus tard sur sa première œuvre de fiction, multiprimée Saint Omer) un cinéma de la rencontre avec l’autre où qu’il soit, de la dignité de l’autre quel qu’il soit. Elle nous donne à comprendre les mille histoires singulières dont notre société est tissée et que nous ne voyons pas (ou ne voulons pas voir) qui composent une réalité historique multiple, enrichie de chaque parcours individuel, de chaque sensibilité, une réalité rhizomateuse donc.

Chaque film documentaire de Alice Diop enrichit ce tableau peint par petite touche.

Des histoires singulières

La Tour du monde (2005) montre le quartier « La Rose des vents », quartier de son enfance à Aulnay sous Bois, tel qu’elle l’a vécu de l’intérieur : sa générosité, sa fraternité au-delà des multiples nationalités ou origines qui le composent. Ce film humaniste n’est pas sans rappeler les films de Dominique Cabrera sur La Courneuve ou le Val-Fourré : un même souci de montrer la réalité vécue bien loin de l’image donnée par les médias des « Quartiers sensibles ».
Clichy pour l’exemple (2006) interroge justement la flambée de violence qui s’est emparée de Clichy avant de s’étendre après la mort de Zyed Benna et Bonna Traoré. Elle sonde les raisons de la colère en interrogeant aussi bien les associations ou le cabinet du maire que les émeutiers. Elle révèle ainsi l’ensemble des violences invisibles tues par les medias mais qui suscitent la révolte, comme un écho à Bertold Brecht : « On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent. »

Les Sénégalaises et la Sénégauloise (2007) transporte les caméras au Sénégal dans la famille maternelle de la réalisatrice, dans une cour où les femmes se rassemblent pour travailler, bavarder, rêver… cet univers uniquement féminin où s’expriment les bonheurs et les craintes au premier rang desquelles la peur d’être supplantée par une nouvelle épouse. Alice Diop y est étrangère et sa parentèle entreprend donc de l’initier au savoir le plus important pour une femme : savoir séduire et retenir un mari. C’est donc un film intime, tendre, émouvant où se joue, en sous-texte, le destin des femmes africaines dépositaires, toutes générations confondues, d’une force qui s’ignore, elles qui sont, en réalité, le support de la société (par leur apport économique quand le mari est loin ou déficient, par leur gestion de la vie quotidienne) même si elles sont secondes dans l’imaginaire collectif.

La mort de Danton (2011) suit le parcours de Steve Tientcheu, jeune homme originaire d’Aulnay sous Bois qui rêve de devenir acteur (et notamment de jouer Danton) . Les péripéties de son parcours au cours Simon et notamment les préjugés auxquels il doit s’affronter (quant à sa couleur de peau, ses origines géographiques et de classe, sa façon de parler....) sont autant d’obstacles sur les chemins de son rêve. Le va et vient entre deux mondes (matérialisé par les trajets en RER) accroît le trouble d’autant que cette formation d’acteur, entamée à l’insu de ses proches, inaugure un changement de vie et de trajectoire radical : le petit loubard a décidé en 2008 de devenir acteur et se donne les moyens de ses ambitions mais il n’accède qu’aux rôles qui ressemblent aux préjugés que l’on projette sur lui, bien que bienveillant, son professeur lui refuse de jouer la scène de ses rêves : la mort de Danton, une page de l’histoire de cette France dont il se sent partie prenante. « Je ferme ma gueule car je pourrais être violent », confie Steve qui, malgré tout continue sa formation. La réalisatrice lui fera le cadeau en fin de film de la dire seul dans la rue, puisqu’il ne peut la jouer sur les planches, moment de complicité entre ceux qui sont enfermés dans les clichés des autres. Depuis Steve a joué dans une série et son avenir d’acteur reste ouvert, devant lui, puisqu’il a notamment joué dans dans "La nuit des rois" de Philippe Lacôte . Ce documentaire a reçu un certain nombre de prix dont le prestigieux prix des Bibliothécaires au Cinéma du Réel.

La Permanence (2016) nous invite aux consultations à l’hôpital Avicenne de Bobigny, du docteur Geeraert, lequel ausculte une population en difficulté souffrant de multiples maux qui sont souvent la traduction somatique et parfois aiguë, des souffrances de l’exil.La réalisatrice place en exergue de son film cette citation de Fernando Pessoa qui rend compte de son propre état d’esprit : « « On m’a parlé de peuples et d’humanité. Mais je n’ai jamais vu de peuples ni d’humanité. J’ai vu toutes sortes de gens, étonnamment dissemblables. Chacun séparé de l’autre par un espace dépeuplé. » Le propos est donc de rendre à chacun sa singularité humaine dans le cadre d’un dispositif filmique où le spectateur trouve aussi sa place dans la reconnaissance qu’il accorde aux personnages : ici point de champs/ contre-champs, la caméra est non intrusive, discrètement placée dans le dos du médecin pour autant que les patients (uniquement des hommes, le cas des femmes est beaucoup trop lourd, les récits trop horribles. Ici point de place pour le voyeurisme et les sentiments malsains) acceptent d’être filmés Ce film fut, lui aussi récompensé, notamment par le prix de l’Institut Français Louis-Marcorelles au festival Cinéma du Réel 2016

Vers la tendresse (2016) : Quatre jeunes hommes, une réalisatrice et sa caméra qui explore le territoire de la masculinité en banlieue, là où règne une stricte ségrégation des sexes, où les filles ne sont que de lointaines silhouettes vite cataloguées. Les tabous sont tels que « La seule tendresse que j’ai eue, c’est celle de ma mère. Quand tu grandis dans une cité, les filles c’est d’un côté. On se mélangeait pas. Parler de filles, c’était que pour parler en mal ».dit l’un des jeunes hommes. Il a fallu désarmer les mises en scène d’une virilité pure et dure qui cueille le spectateur d’entrée de jeu. Ici, point de Carte du Tendre et pourtant....la voix off qui égraine les témoignages permet de protéger la pudeur, alors les jeunes se disent, puis, peu à peu, la voix-off devient « in » , le cheminement vers l’acceptation de soi est rendu perceptible par la texture même du film. Le plus touchant est peut-être le « coming out » de Patrice que l’on va peu à peu découvrir, lui et ses questionnements, lui et ses difficultés à assumer son homosexualité dans cet univers d’hyper-virilité constamment mise en scène. Ce film obtiendra en 2017 le césar du meilleur court-métrage.
RER B (2017) suit le RER du Nord de Paris, populaire, jusqu’au Sud plus aisé, l’argument de ce documentaire sera repris et développé dans NOUS.

NOUS (2021) . Alice Diop a porté longtemps ce projet dont le déclencheur a été l’ouvrage de François Maspero Les Passagers du Roissy-Express, journal de bord urbain, illustré de photographies d’Anaïk Frantz, qui décrit les rencontres faites tout au long des 50 km et 38 gares de cette ligne qui traverse tous les territoires des plus populaires aux plus huppés. Il représente l’acmé de l’engagement responsable d’Alice Diop ; elle se sent en effet une responsabilité sociale, disons politique au sens étymologique, envers tous ceux qui font la France sans en être particulièrement reconnus ; ceux qui, parfois depuis vingt ans ou plus en France, sont toujours sans papiers et qui pourtant contribuent largement à nous permettre d’être ce que nous sommes. Dans ce nouveau documentaire la réalisatrice traverse l’Ile de France à nouveau, du Nord au Sud, de la banlieue Nord, son domaine, à la vallée de Chevreuse, qui lui est beaucoup moins familière. Et c’est la France,dans sa diversité qui est évoquée au cours d’une douzaine de séquences comme autant de tableaux ; la France dans ses strates historiques et sociales, les habitus d’une caste pratiquement disparue avec l’Ancien Régime, à un lumpen prolétariat instrumentalisé par une société du profit, en passant par ceux qu’une collaboration honteuse a sacrifiés. Ainsi l’histoire est-elle convoquée pour donner chair à ce film. Notre histoire, votre histoire, leur histoire (car tous ceux qui vivent sur le sol de France apportent avec eux leur histoire, il serait vain de parler d’assimilation car leur passé influe sur notre vision du nôtre et, plus encore, sur notre présent). Ainsi ce qui semble n’être qu’un exercice de grammaire est-il constitutif de NOUS.
Que désigne ce « NOUS » ? Selon Alice Diop, « Nous ne signifie pas les miens, ceux qui sont pareils que moi, mais tous ceux qui pourront être les je de ce nous », l’interrogation commence après l’attentat de Charlie Hebdo et le « nous sommes un peuple » de Libération ; quel est ce nous ? Le film apporte une réponse en ce qu’il procède par élargissements successifs pour que ce nous englobe toutes les classes sociales, les âges et les origines. Il s’agit aussi bien de ses propres parents que d’un sans papiers mécanicien vivant de façon indigne , d’un ferrailleur, de sa propre sœur infirmière dont elle suit la tournée chez ceux auxquels elle apporte présence chaleureuse et soins nécessaires, de l’ écrivain Pierre Bergounioux, du suiveur d’une chasse à courre, de royalistes nostalgiques commémorant l’exécution de Louis XVI. A aucun moment cependant, Alice Diop n’enferme ses interlocuteurs dans une identité précise et figée. La succession des portraits, parfois si dissemblables, la juxtaposition de séquences cut impose aux défavorisés comme aux privilégiés cette appartenance à un « nous » réuni dans le même espace de l’écran, tableau kaléidoscopique de la France d’aujourd’hui.Les contradictions entre ces différents milieux est-elle d’ailleurs si réelle ? Et pourtant la réalisatrice nous place parfois dans une situation de laquelle peut naître l’incompréhension : quand un migrant téléphone à sa mère dans sa langue maternelle sans sous-titre, nous sommes confrontés à l’altérité, mais n’est-ce pas à une autre forme d’altérité que nous sommes confrontés lorsque se présentent sur l’écran les tenants d’une tradition aristocratique française (Chasse à courre, mort de Louis XVI) plus proches de l’Ancien Régime que de la France du XXIe siècle. De la juxtaposition de ces altérités naît une unité, chaque séquence bénéficie d’une traitement cinématographique propre (image, couleur, etc.) et finalement c’est la France, unie dans sa diversité qui apparaît, les communautarismes, de quelque ordre qu’ils soient, s’effacent. Chacun est important, chacun est partie de ce Nous qui compose notre société.

Le film a entre autres, été primé à Berlin, a été diffusé et soutenu par Arte et a rencontré un succès et public et critique qui ne se dément pas. Il constitue, pour l’instant au moins, le dernier opus documentaire de Alice Diop. On a pu écrire de son œuvre qu’elle « explore l’intime pour toucher à l’universel » (Caroline Hauer) ; curieusement c’est aussi le jugement généralement porté sur l’oeuvre de Annie Ernaux même si les sujets comme le milieu exploré sont très différents, il y a chez l’une comme chez l’autre, cette capacité à dilater l’analyse pour embrasser le tout.

Saint Omer de Alice Diop © Laurent Le Crabe

Saint Omer (2022) marque un tournant notable puisque avec ce film Alice Diop s’aventure dans la fiction. Son point de départ est un fait divers tragique : en 2013, à Saint Omer, près de Berck-sur-Mer, Fabienne Kabou, avait abandonné sa fille Adélaïde,15 mois sur la plage la nuit, à marée montante, son procès pour infanticide est le matériau de ce film, mais un matériau retravaillé qui offre le prétexte à une vaste interrogation sur la maternité. Le filme est centré sur le personnage de Rama, romancière qui attend, et la précision est d’importance, un enfant. Rama assiste aux audiences car elle souhaite écrire un livre sur le mythe de Médée, (on verra d’ailleurs passer quelques images du film de Pasolini), mais Laurence Coly, l’accusée, résiste à une lecture mythologique de son acte même si, peu à peu, non pas seulement son histoire, mais celle de sa lignée, entre en résonance avec celle de Médée (sa propre mère a été abandonnée pour une autre comme Médée par Jason) et le procès est le déclencheur, pour Rama, d’une réflexion semée d’angoisse, sur sa maternité à venir, sur sa propre mère et sur la maternité en général. « Je veux offrir au corps noir la possibilité de dire l’universel. Notre intimité n’est pas encore tout à fait considérée comme pouvant parler à l’intimité de l’autre. » dit Alice Diop, elle-même mère d’un enfant. Son héroïne, Laurence, qui semble insérée dans la société, qui a un statut social (elle est doctorante, mais son choix de Wittgenstein « ce dont on ne peut parler, il faut le taire » étonne sa professeure qui eut certainement vu plus volontiers un auteur africain ; les professeurs ont fait bien peu de progrès depuis La mort de Danton) se sent en fait invisibilisée, une femme fantôme qui disparaît et entraîne son bébé dans sa disparition. Cette invisibilisation la touche, certes en tant que femme « perdue dans la nuit », comme l’héroïne de Marguerite Duras (Hiroshima mon amour) et Alice Diop montre, d’entrée de jeu, des images de femmes tondues, mais aussi en tant que Noire, ou, pis encore, en tant que femme noire (rappelons que Marie Ndaye a collaboré au scénario), condition qui, en France, au XXIe siècle, condamne encore à la solitude sociale. On pense, bien sûr à La Noire de. de Sembène Ousmane, condamnée, elle aussi, à la solitude et à l’invisibilité. Les temps changent : la Noire de. était une « petite domestique » arrivée avec ses employeurs qui l’exploitaient, la reléguait, la réifiait, elle finira par se tuer ; Laurence, elle, fréquente l’université mais sa solitude n’en est pas moins grande et c’est son enfant qu’elle tuera comme sous l’effet d’une malédiction, un maraboutage (d’ailleurs évoqué par sa mère à la barre). L’opacité qu’offre Laurence au tribunal (superbes plans visage) est-elle l’effet du désespoir ? de la conscience que la causalité est interprétée différemment selon les cultures ? ou simplement est-elle dans l’incapacité de parler ?
Le film, aride, s’échappe du prétoire pour quelques scènes chez Rama et, plus surprenant, pour nous offrir, en contre-point, des images d’une fête joyeuse dans la ville, comme si la vie continuait, si près, si loin. Car très vite on revient au cœur de la problématique qui agite Rama : qu’est-ce que la maternité débarrassée des scories sociales ? Quel est le lien qui unit (ou pas) une mère à son enfant, un enfant à sa mère ? On touche là au cœur de l’humain puisque le petit d’homme est, parmi les vivants, celui qui a besoin de la plus longue période de maternage, période dont l’influence sera décisive pour son devenir. Ces questions sont essentielles et universelles même si de nombreux tabous pèsent encore sur elles. Nous avons besoin de nous les poser, qu’elles se posent partout et, de ce point de vue il faut saluer le cri d’Alice Diop à Berlin « Nous ne nous tairons plus ».
Saint-Omer s’est déjà vu décerner un certain nombre de récompenses prestigieuses. Premier prix au festival 2 cinéma 2 Valenciennes, Prix Jean Vigo, Prix Luigi De Laurentii qui récompense une première fiction à la Mostra de Venise Lion d’argent à la Mostra
Il représentera la France aux Oscars

Saint Omer de Alice Diop © SRAB FILMS - ARTE FRANCE CINÉMA - 2022

Anne Marie Poucet