dimanche 30 août 2015

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À la source du rêve

Photographier les jardins de Claude Monet

, Jean-Louis Poitevin

Inviter cinq photographes de renom à faire des images dans le jardin dans lequel Monet vécut tant d’années, un jardin associé dans la mémoire collective mondiale à ce grand regard brumeux du maître, c’est mettre en branle une opération singulière conduisant ceux qui l’acceptent à inverser le mouvement de l’œil, le chemin de la vision, pour plonger dans le visible comme s’il plongeait dans la source inviolée du rêve.
Cinq regards contemporains, Darren Almond, Elger Esser, Henri Foucault, Bernard Plossu, Stephen Shore.

Si le jardin est la forme culturelle du paysage, l’artialisation conduite à ses limites, il reste inévitablement porteur de la grande nudité des éléments naturels, arbres, plantes, fleurs, eau, ciel et terre. Ce qui importe est cependant moins de témoigner ici de la dimension culturelle venue s’emboîter dans la dimension naturelle, que de tenter de permettre que se mette ne place un processus psychique d’absorption de l’immensité inaccédée de la nature.

Vivre dans un jardin comme celui de Monet, c’est vivre au cœur même de la nature dans sa nudité de parade, celle qui reste inaccessible parce qu’on se trouve immergé en elle. Le jardin est en ceci semblable à la photographie parce qu’il propose une expérience du même type, permettre de toucher avec les mains, les yeux, le cœur, avec son corps entier, cette « chose » insaisissable en tant que telle puisqu’elle n’est qu’un mot, la réalité extérieure.

Le grand dehors reste sinon impensable du moins toujours angoissant parce qu’incernable. Mis à portée de la main, il devient pensable, expérimentable. Faire une image de la lune est un geste proche de celui de marcher dans un jardin, il rend proche l’astre mensuel. Faire une image d’un jardin est un geste qui rapproche encore plus l’inaccessible qu’est pour nous la nature, inaccessible parce que nous n’en sommes pas les auteurs et qu’elle reste en tant que manifestation du principe vivant pur, source de vie mais surtout de danger par prolifération, envahissement, décomposition.

Mais il y a les fleurs et le feuilles, les broussailles et les reflets, les éléments uniques, une rose, un arbre, et les répétitions infinies, des roses, des feuilles, des formes, des couleurs qui se mêlent, des brouillards qui s’épuisent.

Aussi différentes soient-elles les œuvres présentées à Giverny ne laissent pas de nous confronter à cette impossibilité structurelle et démente d’affaiblir l’angoisse radicale qui saisit le regard lorsqu’il « voit » la nature.

Aucune de ces images n’échappe à cette tension et à cette tentation de dire l’étrangeté absolue d’une feuille ou d’un massif et de le faire en les magnifiant, non pour les embellir mais pour adoucir cette nostalgie incomparable qui nous emporte à chaque fois nous saisissant d’une rose, nous associons inévitablement la douleur de vivre au sourire évanoui de l’amour.

C’est pourquoi toutes ces images, celles de Stephen Shore où les pointes de couleur luttent en vain contre le vert, celles de Elger Esser où les gris perlés font de l’eau un sol à la fois désirable et envoûtant, et des arbres des fantômes éthérés, celles de Bernard Plossu qui tentent de cerner les entités naturelles jusqu’à ce qu’elles révèlent leur caractère insaisissable en devenant floues, celles de Darren Almond où l’immédiateté d’un regard devient bouche dévorante prise en flagrant délit d’être dévorée elle-même par cette insatiable nature plus immense que ses yeux, répondent aux tentatives d’inverser le regard, pour ne pas dire de l’absenter, comme le font aussi les images et les dessins de Henri Foucault qui inversent la nuit en jour et le jour en nuit.

Ainsi ce qui nous est donné à voir est une partie de ce chemin mystique qui conduit par cette expatriation du regard de sa source à la source même du rêve.

du 31 juillet au 1 novembre 2015
Musée des Impressionnistes, Giverny (www.mdig.fr)
Catalogue, Éditions Filigranes.