mardi 6 décembre 2016

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À la recherche du signe vide

Une exposition de Kim Yong-Ik à la Kukje Gallery, Séoul

, Kim Yong-Ik

Kim Yong-Ik est une figure majeure de l’art contemporain coréen, un peu plus jeune que les fondateurs du mouvement Dansaekhwa (voir l’article Kiss me deadly, Simon Morley in conversation with Lee Joon, Numéro 48-49) mais remarqué par Park Seo-Bo (voir Les portes de l’envers du temps entretien avec Park Seo-Bo, Numéro 40) et qui sera membre de cet autre mouvement, Minjung, (people’s art) né de la répression de 1980 à Gwangju qui avait fait des centaines de morts officiels et des milliers de morts officieux.

Art versus événement

Le travail de Kim Yong-Ik est porté par une réflexion intense et constante sur le statut et la fonction de l’art à partir d’un constat brutal mais juste selon lequel il n’y a entre art et vie aucune commune mesure sinon que l’art est porté comme pratique par des interrogations capables d’accueillir les contradictions les plus palpables autour desquelles se constituent nos existences. Ainsi une œuvre est-elle à la fois un élément du monde et un espace dans lesquels les signes qui le peuplent ne peuvent ou ne doivent en aucun cas prétendre représenter quoi que ce soit de la réalité.

Art versus vie

Nous sommes ici face à une œuvre qui se déplie dans un parallélisme avec la vie, parallélisme organisé autour de la similitude des questions mais dans la radicale distinction des moyens. Le visible est le visible mais la représentation échoue par principe à dire la réalité. Si l’on peut ici faire la distinction entre réel et réalité, entre éléments qui participent de l’existence et ce « sentiment » profond que quelque chose au cœur de ce qui arrive nous touche autant que nous le touchons, même si c’est seulement de manière partielle et discontinue, alors l’art de Kim Yong-Ik se trouve exactement sur cette ligne de partage, crête ou crevasse, celle qui relie et sépare en nous les croyances les plus anciennes relativement à l’art sa place et sa fonction.

Ici il nous faut non pas cesser de croire mais faire face à ce qui défie dans l’art peut se mettre à défier en nous toute croyance.

Kim Yong-Ik – In the lingering shadow of lies 16-2-2, 2016
Mixed media on canvas, 194 x 259 cm
Courtesy of the artist and Kukje Gallery, Image provided by Kukje Gallery

Art versus croyance

Il y a de la toile, la matière, le lin, il y a des lignes, il y a aussi des cercles et ici ou là des surfaces colorée ou des traces colorées. Il est évident que face à ces œuvres, il est possible de déployer plusieurs discours tout à fait cohérents qui tous pourront prétendre déplier un peu de la vérité de cette œuvre.

L’enjeu est peut-être ailleurs que dans la tentative de dire une fois encore ce qui fait que vie et art sont à la fois en tant qu’expériences comparables et en tant qu’expériences selon des modes et des règles différentes, incomparables. L’enjeu est dans un questionnement sur la place et la fonction des signes ou si l’on veut « du » signe comme moyen, élément, support et vecteur de l’œuvre comme de la vie.

Kim Yong-Ik – In the lingering shadow of lies – 16-40, 2016
Mixed media on canvas, 194 x 259 cm
Courtesy of the artist and Kukje Gallery, Image provided by Kukje Gallery

Art versus addiction

Il suffit ici de rappeler que notre première et indépassable addiction est notre addiction au langage qui fait qu’il est impossible d’arguer de l’existence en nous comme en dehors de nous, dans l’en soi de la chose en soi si chère à Kant, de quelque chose qui existerait donc « en soi », c’est-à-dire en dehors de sa traduction en nous comme en dehors de nous dans et par le langage.

C’est à la prise de conscience radicale et au déploiement de ce phénomène que s’attache l’œuvre de Kim Yong-Ik. En effet, si les événement de Gwangju servent de déclencheur à une prise de distance vis-à-vis du discours moderniste de Dansaekwha et au passage à une discours qu’il est en effet légitime de qualifier de post-moderne, en ce qu’il radicalise l’écart entre art et réalité et rend possible le jeu formel infini comme mode d’existence de l’œuvre, le travail de Kim Yong-Ik tente en fait de révéler en se tenant sur cette brèche de manière indéfectible combien modernité et post-modernité sont les deux faces d’une même monnaie.

Kim Yong-Ik – In the lingering shadow of lies – 16-46, 2016
Mixed media on canvas, 194 x 259 cm
Courtesy of the artist and Kukje Gallery, Image provided by Kukje Gallery

Image versus signe

Le tableau ne fait pas image, il ne fait pas signe, il ne fait pas sens, il existe comme une réalité fragmentaire prétendant à représenter une figure valant pour le tout mais qui doit se recomposer indéfiniment pour que cette illusion persiste.

On pourrait dire en fait que la révélation à laquelle parvient Kim Yong-Ik et qu’il tente de traduire plastiquement, c’est qu’un tableau n’est jamais image ni jamais signe. Il n’est jamais fait d’images ni de signes car il ne fait jamais image ni signe. Alors qu’est donc un tableau ? Il n’est pas composé de ces éléments mais de leur rencontre sur une surface. Alors les fragments de couleurs ou de traits, on le comprend pointent vers l’image, et les fragments de lignes ou de formes pointent vers le signe, mais c’est leur rencontre, la coïncidence de leur croisement sur cette surface posée comme « monde » qui fait de ceci ou de cela, quelque chose que l’on associe à l’image ou au signe.

Kim Yong-Ik – Thinner...and thinner – 16-31, 2016
Mixed media on canvas, 194 x 259 cm
Courtesy of the artist and Kukje Gallery, Image provided by Kukje Gallery

Signe versus signe vide

Ce dot Kim Yong-Ik a plus que l’intuition, ce qui constitue la matrice de son œuvre, c’est sans doute la conscience chaque jour un peu plus aiguë de cette ambivalence et de cette ambiguïté des éléments picturaux. Le signe, c’est ce qu’il perçoit n’est pas limitable à la tension entre signifiant et signifié. Il est en tant que signe porteur d’une force d’itération qui dépasse le cadre de la seule répétition formelle générant figure et sens. Il existe dans le « signe » une force autre qui se manifeste dès lors qu’on accepte de reconnaître en lui le fait qu’il est « vide », non signifiant, dépourvu de sens.

Alors, sa reprise, sa « répétition » son itération, comme les lignes, les grilles et finalement les cercles dans les œuvres de Kim Yong-Ik, font du « signe vide » le vecteur d’un ressemblance non ressemblante.

En laissant en permanence bâiller le possible entre le signe vide et le vide du signe, entre surface comme support matériel et surface comme lieu de manifestation des éléments picturaux, Kim Yong-Ik rend possible la perception de quelque chose qui échappe par principe à la perception puisque c’est et ne peut être que par une opération intellectuelle mais pourtant vécue que la compréhension du signe comme signe vide est possible.

Kim Yong-Ik – Utopia-16-11, 2016
Mixed media on canvas, 194 x 259 cm
Courtesy of the artist and Kukje Gallery, Image provided by Kukje Gallery

Signe sans raison

On se souvient de la célèbre et sublime phrase du poète Angelus Silesius au sujet de la rose lorsqu’il écrit dans son livre intitulé Le pèlerin chérubinique en (I, 289) :

Ohne Warum Die Ros’ ist ohn’ Warum, sie blühet weil sie blühet,
Sie ach’t nicht ihrer selbst, fragt nicht, ob man sie siehet.
Autrement dit :
Sans pourquoi : La rose est sans pourquoi ; elle fleurit parce qu’elle fleurit,
N’a souci d’elle-même, ne cherche pas si on la voit.

Le signe vide tel qu’il est mis en scène et en œuvre par Kim Yong-Ik nous fait accéder à cette dimension « mystique » dans laquelle la réalité se métamorphose en réel et le réel révèle que la force qui le porte est absence de raison. Et c’est ainsi de ce lieu insituable et incernable où le réel se donne et se retire en même temps, et qui devant nous fait forme puisque le plus souvent il se donne comme cercle n’étant pourtant en tant que tel rien d’autre qu’un signe sans raison, que sans fin et éternellement nous nous rapprochons.

Kim Yong-Ik
22 Novembre 30 Décembre
KUKJE gallery, 54 samcheong-ro, Séoul, Corée
kukjegallery.com

Frontispice : Kim Yong-Ik – Utopia – 16-4