mercredi 28 octobre 2015

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Logiconochronie — II

Plis du cerveau

, Jean-Louis Poitevin

Ici, au fil des lectures, des rencontres parcourir les reflets des mondes hallucinés dans lesquels nous allons, fantômes sectaires assermentés, inventer des voyages dans les plis du grand drap de notre cerveau en creusant dans le ciel des images les chemins de nos extases désarçonnées.

Dualisme cérébral

Il y a dans le balancement lancinant des images crépitant dans les linéaments de notre cerveau comme un souvenir irreprésentable des eaux bruissantes où se seraient formés les premiers assemblages de cellules vivantes et des vagues incessantes qui devaient agiter ces eaux acides. Rien ne peut échapper à ce ressac, ni les images, ni les pensées, ni les idées, rien de ce fatras cosmique et marin qui vient buter nuit et jour contre le mur du crâne.

Voir « ça » un jour, non plus dans la très imparfaite sphère du chef mais au dehors, juste devant soi qui soudain prend des allures de maître de l’univers et de forteresse assiégée, qui ne l’espère fut-ce avec la plus grande crainte ? Cette hantise est le plus virulent des aiguillons et ce que l’on a nommé désir, n’est-ce pas, avant de devenir la flèche lancée de l’un à l’autre ou de l’autre à l’un, cette prégnance irréalisable d’une expectoration que l’on voudrait voir se transformer en soulagement ?

Les lois qui gouvernent la vie de l’esprit sont incertaines et malgré quelques siècles ardents d’investigations philosophiques comme médicales, on navigue encore à vue, balancés que nous sommes entre bâbord et tribord, entre un hémisphère aux puissances ordonnatrices et un autre aux puissances figurales. Si, en effet la cartographie du cerveau s’est excessivement complexifiée ces dernières années, la distinction entre les fonctions sensiblement opposées voire contradictoires des deux hémisphères reste à la fois un cadre de référence nécessaire et un pôle d’orientation. Lorsque l’on se penche sur les jeux d’échos, de doubles, de miroirs, d’oppositions, on ne peut que constater qu’ils ont traversé les représentations que les hommes, toutes cultures confondues, et qu’ils trouvent leur source incomparable dans ce « dualisme » physique indéniable.

Tenter de comprendre les « raisons » de l’existence de ces deux cerveaux ne conduirait pas très loin, mais au moins à considérer que, comme nous ne sommes pas des dauphins et ne pouvons laisser dormir l’un de nos hémisphères pendant que l’autre travaille, nous pensons et rêvons avec les deux qui fonctionnent ensemble et donc se livrent en nous une bataille incessante pour le contrôle de nos actions.

Nous avons prétendu, suivant en cela l’évidence des limites de nos corps, être des entités indivisibles et sans doute devons-nous le faire pour survivre. Mais rien ne nous autorise, même après quelques siècles de controverses cartésiennes, à pouvoir prétendre que l’unité serait en quelque sorte antérieure à cette dualité inscrite à même notre corps puisque le maître lui-même dut convenir qu’il lui fallait combattre un malin génie dont l’existence ne pouvait être externalisée.

Pensée

Il nous faut nous efforcer de croire que nous vivons dans une réalité dont tout ce qui vient d’elle nous confirme qu’elle est dure comme la pierre et tranchante comme l’acier de la faux lors même que tout ce qui vient de nous, nous pousse à penser qu’elle n’est qu’une sorte de rêve, bon ou mauvais qu’importe, un voyage énigmatique dans l’épaisseur de la toile d’un tableau ou dans le scintillement hystérique des écrans.

Long a été le travail de la pensée pour s’appréhender comme double du volume du crâne en s’inventant sous les traits de l’hôte d’un monde intérieur susceptible à la fois de l’accueillir et d’y faire entrer la réalité qui l’entoure.

Cela ne passe pourtant pas ainsi, ou alors seulement dans certaines conditions. En d’autres termes, la pensée est un magma producteur de masques qui servent moins à la cacher à elle-même qu’à lui rendre possible de paraître dans le monde alors que tout ce qui la constitue se manifeste sous d’autres formes, sous d’autres traits, saillances paradoxales dont les redents clignotent dans un ciel assombri.

La pensée a moins besoin de contenus qui lui servent certes à éprouver sa consistance, que de signaux multiples qui lui permettent de s’inventer un chemin dans le dédale des forêts d’hier et des mégapoles d’aujourd’hui. Elle ressemble moins à un château ou à une forteresse qu’à un labyrinthe ou un dédale. Quant au sujet, à la conscience, à l’individu, à celui qui croit se retrouver dans ces dénominations et qui ne fait que s’y enfermer volontairement sachant qu’en faisant cela il se sépare de ce qu’il n’est pas pour mieux pouvoir ensuite se retrouver au bout d’un chemin qui n’a jamais existé que dans ses rêves, il est le jouet de cet aveuglement inévitable qui accable la pensée lorsqu’elle prétend devenir une au prix de la négation de la dualité indépassable qui la taillade et l’occupe sans relâche.

Visions

À Colmar, il est possible de voir l’un des ensembles picturaux les plus grandioses au monde et rares sont parmi les autres, ceux qui peuvent prétendre atteindre à sa puissance d’expression. Le retable d’Issenheim, de Mathis Gothart Nithart, nommé par habitude Matthias Grünewald, offre parmi les enjeux théologiques évidents ou secrets que proposent les divers panneaux qui le composent, une méditation radicale sur ce que l’on appellera ici les visions. Le diptyque consacré à saint Antoine en témoigne à lui seul.

Laissons à la prose endiablée de l’inévitable J.-K. Huysmans le soin de nous dire ce qu’il en est, non sans remarquer qu’il commence son approche des deux panneaux par la conversation entre saint Antoine et saint Paul l’ermite et la termine donc par celle de la tentation de saint Antoine.

« Dans une campagne couleur de lapis et de vert de mousse, les deux solitaires sont assis l’un en face de l’autre : saint Antoine étonnamment vêtu pour un homme qui vient de traverser le désert d’un manteau gris perle, d’une robe bleue, et coiffé d’une toque rose ; saint Paul, habillé de sa fameuse robe de palmier, qui n’est plus ici qu’une robe de roseaux ; près de lui est couchée une biche et, en l’air, dans les arbres, vole le corbeau traditionnel apportant dans son bec le repas des ermites, un pain.
Ce tableau est d’une peinture claire et reposée, d’une tenue superbe. Dans ce sujet qui l’obligeait à se refréner, Grünewald n’a perdu aucune de ses qualités de magnifique peintre. Ce tableau est une halte dans la chevauchée furieuse de cet homme, une halte brève, car il repart aussitôt, et dans le volet voisin nous le rencontrons, lâchant la bride à sa fantaisie, caracolant dans les casse-cous, sonnant à plein cor ses fanfares de couleurs, excessif comme dans ses autres œuvres. La Tentation de saint Antoine, il dut s’y plaire, car les expressions les plus convulsives, les formes les plus extravagantes, les tons les plus véhéments s’accordaient avec ce sabbat de démons livrant bataille au moine. »

Ces deux panneaux disent un mouvement qui nous fait passer de l’exubérance intenable du rêve hanté de visions grotesques au calme serein d’une confiance absolue. Plus exactement l’univers décrit à droite dans la présentation originelle du retable vient, séparé il est vrai par les sculptures de Nicolas de Haguenau, buter contre le dos de saint Paul qui semble, lui ne pas devoir être touché par de telles hallucinations. Dans sa violence de glaive pointé sur le crâne du saint homme dormant, un glaive tout entier constitué d’un angle saillant venant finir sa course presque sur le bord du crâne de saint Antoine et constitué de cette cohorte de démons grotesques et affreux, ce panneau semble lancer un anathème contre le monde entier incarné par cet homme rêvant et voit sa prétention stoppée net par la puissance sereine d’un autre saint homme lancé lui dans l’exercice purificateur d’un jeûne permanent.

Jeu pictural, saint Paul, l’homme qui a confiance parce qu’il sait que le temps est un leurre puisque chaque jour est le même jour que le corbeau visite pour pourvoir à sa modeste pitance, a en face de lui, vêtu de vêtements d’apparat celui qui de l’autre côté rêve, crie, hallucine en proie à des visions barbares.

Qui ?

On peut inventorier ces deux tableaux à partir des enjeux théologiques dont ils sont les messagers. On peut aussi les regarder pour ce qu’ils sont : des mises en scène de la double nature de l’homme. L’homme n’est pas humain et divin comme tend à nous le faire accroire le message chrétien, il est susceptible d’être la proie d’hallucinations ou de visions et susceptible aussi de vivre sans elles. L’enjeu est là, dans cette articulation entre deux puissances rivales, entre deux cerveaux rivaux peut-être, entre deux forces, faudrait-il dire, ou entre deux manières de se situer face à l’existence.

Ce que ces deux tableaux évoquent, c’est en effet un combat apparemment inégal entre un homme et ses démons. Le fait qu’ils soient montrés comme l’assaillant de l’extérieur évacue l’idée qu’ils se tiendraient en lui. Dans le second tableau, le corbeau nourricier confirme l’hypothèse que « ÇA » ne vient pas de l’intérieur mais du grand dehors, des horizons lointains, de ce là sans lieu d’où surgit chaque jour l’oiseau pain au bec.

L’intériorité est une fiction. Elle est, pense-t-on, une forteresse, un lieu, un espace. Il semble qu’elle soit en fait une sorte de surface interstitielle contre laquelle les croyances viennent buter, tant celles qui accréditent l’existence des démons que celles qui accréditent l’existence du divin. L’enjeu est autre. C’est celle de la posture de chaque homme face aux forces qui le font.

L’enjeu est, pour chacun, de parvenir à cette extase radicale qui libère de la croyance en l’intériorité comme champ de bataille de forces contraires. Il faut se défaire de cela, de cette croyance, tel semble être en tout cas le propos dont sont porteurs ces tableaux. Non pas de il faut, seulement un constat qu’il existe deux manières de vivre dans le rêve, l’une hallucinée, l’autre dépouillée de croyance.

La peinture y parvient puisqu’elle doit mettre en scène le grand dehors comme espace de la représentation des visions. Jérôme Bosch ne fit pas autrement. En permettant de voir notre supposé monde intérieur ou du moins d’en figurer des manifestations possibles, la peinture s’est de facto opposée à la rumination intériorisée que les textes imposent.

L’ermite est sans livre. Il vit, c’est tout, et ne se préoccupe de rien puisque le ciel pourvoit à sa pitance. La foi ici est radicale. L’autre, savant harnaché comme un noble des villes, est contraint de venir chercher chez cet être sans intériorité l’indication de la route à suivre. Pour vivre la foi et non pas jouer avec les bobines de fil de la croyance, il suffit de « croire », c’est-à-dire de remettre son destin dans les mains du destin, de ne pas attendre puisque cela arrive, de ne pas prier puisque la vie est prière, de ne pas demander puisque les mots qui répondent à des questions vaines ne servent à rien.

Il suffit de cette main levée, paume ouverte, pour que constat soit pris de l’inexistence avérée d’autre chose que d’un rêve. Le temps est mort, et s’étire à même le souffle apaisé de l’ermite l’autre temps, celui qui ne passe pas et qui fait chaque souffle être l’unique respiration du grand souffle de la vie. Et ce rêve n’est pas hanté par les visions, par les hallucinations. Il est simplement peuplé du silence du paysage, de ce paysage qui constitue la trame même du rêve. Le paysage est la forme la plus radicale et pour cela la plus refoulée de l’hallucination.

Ainsi sommes-nous aussi aujourd’hui, engoncés dans nos certitudes concernant les modes de subjectivation en cours depuis quelques siècles. Pourtant nous sommes parvenus à l’externalisation de nos visions intérieures, du moins le croyons-nous, mais nous ne sommes pas encore parvenus à l’acceptation de ce que notre intériorité, la croyance en son efficacité comme rempart contre les assauts incessants des visions les plus noires, est un leurre absolu.

Et pourtant nous allons, de-ci de-là, pareils à des feuilles mortes qui dansent dans le paysage, mais nous sommes munis de nos appareils à fabriquer des images que nous utilisons, portés que nous sommes par l’espérance de construire encore et encore l’histoire de nos vies et d’ainsi chasser les horribles démons qui nous hantent.

Mais, que nous dit du lointain des siècles ce saint Paul ermite, ce n’est pas ainsi que cela se passe. Pour échapper aux démons, il faudrait les déposer, ces appareils, sur le bord du chemin et nous tenir là délivrés de l’attente, concentrés sur l’envers du rêve que constitue le monde qui nous entoure et le percevoir comme un rêve.

Lorsque cela est possible en effet, les démons s’évanouissent comme les images d’un rêve au réveil et nous sommes seuls, oui absolument seuls, assis au bord du ciel, sans intériorité, sans extériorité, sachant sans doute une seule chose, que toutes les forces psychiques s’annulent non au pied de la croix mais à la surface de la peau de la paume levée, ce non-lieu absolu où germinent les rêves.

Mais qui pour parvenir à cela ?