jeudi 29 décembre 2022

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Dossier les Outre-Mer à la Cité Internationale des Arts — IV/IV

Je ne suis pas celle que tu peins, les femmes polynésiennes prennent la parole en 2022

, Jonathan Bougard

Entretien avec Titaua Peu, Tevaite, Patricia Bonnet, Leia Chang Soi et Moetai Brotherson

Une exposition collective est venue bousculer les codes durant une semaine à la Délégation de la Polynésie française à Paris, avec les quatre lauréates de la promotion 2022 du programme « Résidence d’artistes - Cité internationale des arts de Polynésie française », bien résolues derrière leur porte-étendard Titaua Peu à se réapproprier une image depuis longtemps confisquée par Gauguin et ses continuateurs, une histoire écrite et réécrite par un pouvoir colonial, et une parole cadenassée par des injonctions silencieuses multiples, un mutisme particulier à de nombreuses familles polynésiennes.

La Polynésie est l’endroit le plus reculé du globe, et le dernier où l’écriture soit arrivée. On ne connaît que peu de choses des temps qui ont précédé le contact avec les européens, lorsque le britannique Samuel Wallis débarque baie de Matavai à Arue en 1767. Les pirogues tahitiennes ont alors tenté d’aborder la frégate Dolphin et les anglais ont ouvert le feu. Rien de très paradisiaque. Wallis est resté en tout un mois sur l’île. En 1768 c’est au tour du français Bougainville de débarquer baie de Matavai. C’est à lui qu’on doit le surnom de Nouvelle-Cythère et le mythe des polynésiennes lascives, d’un éden polynésien qui sera le thème d’une abondante littérature. Bougainville n’a passé que dix jours à Tahiti. En 1769 c’est au tour de James Cook de débarquer sur l’île pour observer le transit de Vénus. Il y reviendra lors de ses deux autres expéditions dans le Pacifique. Plusieurs expéditions espagnoles succèdent à Cook, puis en 1788 les mutinés du Bounty sont les premiers européens à s’installer sur l’île de Tahiti pour plusieurs années. Des équipages de baleiniers commencent à y faire escale. Ils répandent l’alcool et des maladies qui déciment les natifs des îles, alors beaucoup plus peuplées qu’aujourd’hui. La seule île de Raiatea comptait alors plus de deux cent mille habitants, soit l’équivalent de toute la population des cinq archipels d’aujourd’hui…

La véritable introduction de l’écriture en Polynésie a eu lieu le 5 mars 1797 avec l’arrivée de l’évangile, toujours commémorée localement, et l’installation des pasteurs de la London Missionary Society. En 1817 les évangiles sont traduits en tahitien. En 1819 le code Pomare interdit les chants, les danses, les tatouages, et rend obligatoire le port de vêtements à l’occidentale. Pour les femmes, des robes qui recouvrent tout le corps.

Dans les années 1820 toute la population est convertie au protestantisme et Papeete est fondée. La grande ville, le carrefour des archipels et des continents. Le Tahiti des temps anciens n’existe plus. Il y aura des guerres franco tahitiennes qui se solderont par l’annexion du Royaume de Tahiti, et de curieux épisodes comme celui des Mamaia qui vivaient cachés au fond des vallées.

On sait que lors de ces temps anciens dont on connaît peu de choses, il y avait une tradition orale très importante. D’un côté de nombreuses légendes narrant les aventures de héros guerriers, souvent des demi-dieux comme Hiro et Maui, des histoires destinées au peuple et particulièrement aux enfants, des histoires de lézards géants, de fantômes et d’ogresses. Toute une culture populaire. De l’autre une tradition plus hermétique destinée aux prêtres et aux rois, avec des recettes, des formules et une très importante quantité de noms d’ancêtres à connaître. Un roi devait être capable de réciter sa généalogie jusqu’au grand dieu Taaroa, créateur de Ti ’i le premier homme. Beaucoup de rois avaient de plus un nom public et un nom caché, un nom secret. Un vrai nom.

Enormément d’étrangers de passage ont écrit sur leur séjour en Polynésie, parfois de bons livres comme Segalen et ses Immémoriaux, Segalen avait appris le tahitien en quelques mois, Melville et ses récits d’aventure, Robert Louis Stevenson, Max Radiguet… Souvent des ouvrages beaucoup plus fantaisistes comme ceux de Pierre Loti et autres vendeurs d’exotisme.

Pour en savoir un peu plus, il faut aller voir du côté de Tahiti aux temps anciens, de Teuira Henry, petite fille d’Orsmond, un missionnaire anglais qui a habité treize ans sur la presqu’île de Taiarapu au début du dix-neuvième siècle, où la vie se ressentait encore assez peu de l’arrivée des occidentaux. Orsmond avait consigné un grand nombre d’informations et de noms relatifs aux traditions ancestrales dans un recueil égaré par l’administration française, et que sa petite-fille s’est employée à reconstituer en assemblant ses notes.

Tahiti : Memoirs of Arii Taimai e Marama of Eimee ... Last Queen of Tahiti, de l’américain Henry Adams, paraît en 1893 aux Etats-Unis, puis est enrichi de cinq chapitres en 1901. Il s’agit des Mémoires d’Hinarii Taimai, petite fille du célèbre Tati, le chef de Papara, qui lui avait enseigné les légendes, les chants et les généalogies du clan des Teva. Ce qui avait charmé Adams était une sorte de mille et une nuits tahitienne, et des histoires de fantômes, et s’est transformé au fil du temps, des entretiens et des correspondances en une vraie somme.

Il faut encore citer les Mémoires de Marau Taaroa, dernière reine de Tahiti, Traduit par sa fille, la princesse Ariimanihinihi Takau Pomare. Qui vient compléter l’ouvrage de Henry Adams.

Ces trois ouvrages importants n’existeraient pas sans des femmes de la meilleure société tahitienne. Sources d’informations précieuses, ils sont tous tournés vers les temps anciens, dont ils veulent donner une idée. Ces livres ont étés rédigés dans de grandes cases richement meublées et décorées à la parisienne, où rien de manquait.

A ces trois livres il faut ajouter les livrets de Pouira a Teauna dit Te Arapo, un instituteur qui s’est passionné pour les légendes tahitiennes. On l’appelait Te Arapo, littéralement celui qui veille la nuit, car il passait des nuits entières à écrire chez lui à Arue à l’entrée de la vallée de Tefaaroa. Il a demandé à être enterré avec les carnets couverts de textes qui remplissaient son armoire. Heureusement durant plusieurs années Te Arapo avait animé une émission de radio dont les enregistrements ont étés conservés et ont pu donner matière à des livrets diffusés dans les écoles en Polynésie. De 1962 à 1967 c’est cette émission de radio qui a remis au goût du jour l’art oratoire en Polynésie, et inspiré les acteurs du renouveau culturel polynésien à partir des années 1970, Henri Hiro, John Mairai, Sem Manutahi, Raymond Graffe, Jean-Marc Pambrun.

En 1991 Chantal Spitz publie l’île des rêves écrasés, le premier roman tahitien. Si cet ouvrage fait date, Chantal Spitz a été élevée à l’occidentale dans une famille bourgeoise, et ses préoccupations reflètent encore celles de la bonne société, celle des demi, les grands propriétaires.

Titaua Peu rencontre son public parisien à la librairie le comptoir des lettres

Est arrivée Titaua Peu. En deux livres, Titaua Peu est parvenue à donner une vraie forme romanesque au Tahiti contemporain, particulièrement avec Pina, premier tome d’une trilogie annoncée. Titaua Peu donne à voir les gens du peuple. Mutismes, son premier livre, n’a pas été écrit pour être publié. C’est sa sœur qui l’a fait lire à un éditeur. Ensuite Titaua a eu des enfants, elle a travaillé durant une vingtaine d’années. Son deuxième livre, Pina, vient d’être traduit aux Etats-Unis. Titaua a été lauréate de la première résidence d’écriture mise en place en Polynésie l’année dernière. Elle est partie à Mangareva et Tahaa pour se documenter, et l’envie lui est venue de travailler sur une suite de Pina, un texte d’anticipation. Parce qu’elle est pessimiste et que l’avenir de son pays lui fait peur, ça la travaille. Lauréate d’une résidence de quatre mois à la Cité des Arts de Paris avec trois autres polynésiennes, elle est la seule de la promotion à travailler sur un texte. Elle enchaînera ensuite avec une autre résidence en Bretagne. Et peut donc désormais se consacrer entièrement à l’écriture d’une œuvre ambitieuse.

Titaua Peu lit son texte Je ne suis pas celle que tu peins lors du vernissage de l’exposition collective Elles étaient une île à la Délégation de la Polynésie française

Titaua est marquisienne, elle parle marquisien et dit ce qu’elle pense. Elle ne cherche pas à plaire. Directe et colérique, boudeuse et bienveillante. Pas très loquace non plus. Elle doit préférer écrire que parler. On s’en rendra bien compte dans ce premier entretien réalisé à la Cité Internationale des Arts de Paris le 8 novembre 2022.

Comment ça va ?

Ça va bien Jonathan. Et toi ?

Moi ça va toujours, sauf si le corps lâche… J’ai filmé ta rencontre avec tes lecteurs dans une librairie parisienne hier soir, comment tu l’as vécu, comment ça s’est passé ?

Super bien, il y avait du monde. Non c’était bien. Gentillette.

J’ai eu le sentiment que tu commences à être habituée à ce genre d’exercice.

Oui voilà ça fait quand même plus de deux ans… Enfin depuis que j’écris quoi. Ce qu’il y a de bien c’est que je rencontre du public tout le temps différent. Et là à Paris en France, en fait je viens de me rendre compte que mes bouquins, même si ils sont sortis il y a quelques années déjà, en fait il faut toujours les représenter de nouveau, parce que de nouveaux lecteurs sont là. Ils ont envie de lire une autre Polynésie.

Dont des lecteurs tahitiens. Il y en avait quelques-uns.

Aussi. Des jeunes lecteurs.

J’ai lu que tu as grandis à la Mission.

Oui c’est mon quartier.

Alors c’est comment, ce quartier de la Mission ?

Alors… C’est ni classe, ni la zone non plus… C’est un quartier, comme son nom l’indique, où l’église catholique est très présente puisqu’on a l’archevêché qui est dans ce quartier. J’y ai passé mes premières années, c’est en même temps à Papeete sans être de la ville vraiment. Donc on avait une position privilégiée par rapport à ça. On était un peu préservé de la ville. Mais en même temps cette ville était accessible. Papeete quoi.

Je ne suis pas celle que tu peins, un texte peint sur toile flottante par Titaua Peu

Ah oui ce n’était pas la Mission d’aujourd’hui alors, c’était la Mission d’il y a quelques années.

Oui enfin ce n’est pas la Mission avec les logements sociaux hein. Moi j’ai habité plus du côté de l’église, en haut.

Oui c’est assez vert et calme, ce n’est pas les quartiers réputés pour les combats de rue maintenant. Ça devait déjà être le cas.

Ah bon ? Mais ça a toujours été comme ça. Même lorsque j’étais petite on avait des caïds aussi.

Oui c’est classique à Tahiti, il y en a partout…

Voilà. Ben je crois que c’est classique dans toutes les villes un peu modernes, un peu… Qui souffrent aussi d’une certaine pauvreté, d’une certaine misère.

Et c’est quelque chose dont… Bon je n’ai lu que les cent premières pages, je suis en cours de lecture de Pina, c’est quelque chose dont tu arrives à rendre compte, à l’écrire, et je ne pense pas, sans avoir jamais lu grand-chose sur la Polynésie, je ne pense pas que ça ait été écrit avant toi…

Non, en tout cas pas de cette façon. En fait oui, mes romans sont très empreints d’urbanité. Moi j’ai pris le parti, de toute façon je n’ai connu que ça, d’écrire sur Papeete, sa banlieue, le Papeete moderne.

Et donc tu es actuellement en résidence à la Cité des Arts. J’ai vu que tu avais déjà fait une résidence en Polynésie.

Voilà, j’ai été la première artiste à remporter ce concours de résidence en Polynésie. C’est une résidence qui permet à un auteur de se mettre au vert, comme on dit, dans une autre île, si on choisit une île de la Polynésie. C’est une résidence de deux mois où l’auteur est payé, comme ici quoi. Et j’ai choisi d’aller sur l’île de Mangaréva, dans le sud, dans les Gambiers, et sur l’île de Tahaa. Pour les besoins de mon prochain roman.

Tahaa ? Il n’y a pas route qui fait le tour de l’île, donc c’est bien isolé…
Mais si, ça va maintenant, il y a juste une petite portion où on ne peut pas aller. Ce n’est pas grave, et puis quand on choisit une île ce n’est pas pour le confort de la ville.

Ce que j’entendais hier soir c’est que Pina serait le premier volume d’une trilogie donc.

Oui.

Edition numérotée du texte de Titaua Peu Je ne suis pas celle que tu peins, illustré d’une encre de Chine de Leia Chang Soi

Et est-ce que tu avais déjà dès le début un plan bien défini ?

Non c’est vraiment quand j’ai terminé Pina et que j’ai vu le succès qu’elle a eu, je me suis dit qu’en fait la littérature tahitienne avait besoin de personnages marquants, d’une fiction ou on aurait ces personnages un peu puissants, et totalement humains, totalement fragiles. Mais qui deviendraient, qui auraient aussi un nom dans notre littérature. Parce que je pense que notre littérature elle est encore, il faut qu’elle soit diffusée beaucoup, et j’avais envie que cette petite famille, ou en tout cas ce personnage de Pina, puisse accompagner le développement de mon pays. En fait l’idée c’est d’écrire sur mon pays, sur ses évolutions statutaires ou institutionnelles, avec ce personnage.

J’ai vu que tu parlais de science-fiction, où peut-être plus d’anticipation que de science-fiction…

Voilà un roman d’anticipation, quelque chose de dystopique aussi puisque il y a des sujets que j’ai envie d’aborder, comme l’exploitation de nos fonds miniers. Et surtout de placer aussi mon pays dans un contexte évidement global, et touché par les changements climatiques, et aussi peut-être par les rivalités qui se construisent dans le Pacifique.

Les rivalités qui se construisent dans le Pacifique ?

Voilà, l’Asie qui voudrait…

Ce qu’on appelle l’axe indopacifique… Donc tu écris là-dessus ?

Oui parce que je pense que c’est déjà un enjeu pour mon pays. Ça sera encore plus difficile dans les années à venir.

Tu disais hier soir que tu es pessimiste ?

Ah oui. Totalement. Avec l’expansion chinoise en tout cas, et ces forces en présence, l’Occident, la France, les Etats-Unis… Je ne pense pas qu’on va être épargnés longtemps, quoi.

Tu as la réputation d’être indépendantiste, je ne suis pas très familier de la politique, ce n’est pas quelque chose qui me passionne, mais effectivement présenté comme ça l’indépendance c’est compliqué…

En fait il faut bien se dire l’indépendance ça n’existe pas, hein. On vit dans un monde d’interdépendance. Ce qu’il faut c’est juste avoir de bons partenaires. Et moi ce que je ne voudrais pas c’est qu’un jour on ait pour partenaire la Chine. C’est juste impossible. Il faut voir comment la Chine, petit à petit, place ses pions dans le Pacifique, en particulier au Vanuatu, en Papouasie Nouvelle-Guinée aussi ils commencent, pour piller les richesses de ces pays… Non, ça fait peur quoi. Après oui je suis indépendantiste. Mais au regard de certaines choses avec le parti indépendantiste polynésien, au regard de ce qu’ils font où ne font pas, voilà là je suis pessimiste.

Tu parles du Tavini ?

Oui.

D’accord, je les ai connus un petit peu… Mais j’ai connu aussi de vrais indépendantistes polynésiens qui étaient revenus du Tavini, enfin ça doit être des choses assez difficiles à comprendre pour des gens de l’extérieur, mais il y a des gens qui en veulent à mort à Oscar de ne pas avoir fait quelque chose quand il aurait pu le faire.

Hé oui…

Et du coup, aux dernières élections législatives, il y a quand même eu un sacré trio qui est sorti, dont un très jeune. Comment tu le ressens ?

Ça c’était juste un vote anti-gouvernement.

Leia Chang Soi, série Ce qu’est une femme des îles, encre de chine

D’accord. Sinon on parlait d’anticipation, d’écrire la Polynésie réelle, contemporaine, urbaine… Ça tu l’as écrit. Mais l’écriture aujourd’hui ce n’est pas qu’écrire un livre. J’y pensais ces derniers jours en voyant d’autres artistes comme Leia qui travaille sur une bande dessinée, qui serait si elle arrive à la faire la première bande dessinée faite par une polynésienne, c’est aussi une forme d’écriture…

Oui bien sûr, mais il y a eu d’autres…

Il y a eu Léon Taerea il me semble qui avait dû faire quelques bandes dessinées mais elles sont introuvables…

Mais pas seulement, il y a des jeunes aussi, il y a Virgile Haoa…

Ha je ne connais pas.

Ah ben oui voilà, il faut connaître un peu… Il y a d’autres illustrateurs de talent aussi.

Qui font de la bande dessinée ? A Tahiti ?

Ben bien sûr. Ça fait peut-être plus de dix ans.

Et ils font des livres ?

Ben ils ont fait des BD ouais. Il faut aller chercher sur internet. Tu disais toi-même que tu ne lisais pas, que tu n’as rien lu de Tahiti. Bon ben voilà.

Oui à Tahiti les endroits où j’étais il n’y avait pas de livres, les gens ne lisaient pas…

Ben écoute, après faut vouloir quoi….

Et toi, tu n’as pas envie d’écrire de la bande dessinée ? Où il n’y a pas que la bande dessinée, il y a aussi les arts vivants, ça pourrait être une forme de théâtre qui n’existe pas vraiment, il y a John Mairai qui a essayé de faire des trucs…

John Mairai a fait des choses. C’est un grand auteur John Mairai.

Oui, je ne vais pas dire le contraire. Je le connais bien, je l’ai beaucoup filmé, mais je pense qu’il reste dans une certaine forme de tradition, comme Coco, et qu’il y a moyen d’aller plus loin que ce qui a été fait jusqu’à présent.

C’est-à-dire ? Le théâtre, le cinéma ?

Ouais, enfin le cinéma il n’y en a pas pour le moment, il y a un début de quelque chose, il commence à y avoir un certain nombre de techniciens, mais est-ce qu’il y a des auteurs en Polynésie ? Par exemple Pina, ça pourrait se prêter à une adaptation…

Oui mais bon, c’est compliqué… Et puis moi je ne laisserai pas n’importe qui réaliser Pina, hein.

Mais tu n’aurais pas envie de le faire ?

Personnellement moi je n’ai pas les qualités. Moi j’écris des romans. Je ne peux pas non plus faire n’importe quoi.

Tu as publié deux livres pour le moment. C’est quand même peu. Pourquoi est-ce que tu as aussi peu publié ?

Enfin ça te regarde ? C’est parce que moi ce n’est pas mon métier… Enfin, là je me mets vraiment dans l’écriture, mais sinon j’avais un métier avant. J’ai une famille, j’avais des enfants à élever. On n’écrit pas tous les jours comme on va aux toilettes. Ce n’était pas d’abord dans mon projet, et puis ça m’énerve tes questions parce que t’as l’impression que… Même quand tu parles des autres par exemple, je veux dire on ne peut pas forcer les gens à faire de l’art où quoi. Je veux dire ce n’est pas comme en France où on a tous les moyens etc… Non on n’a pas ça, nous. D’abord il y a la pudeur. On n’écrit pas comme ça du jour au lendemain pour raconter sa vie. En tout cas nous on n’a pas une littérature à la parisienne touche-pipi quoi, c’est bon. On parle de choses graves qui ne se disent pas tout le temps.

Donc tu es en train de travailler sur quelque chose d’ambitieux. En tout cas quelque chose que tu ressens, qui a demandé du temps à pouvoir sortir, une maturation…

Ouais, si tu veux…

Tu me disais que tu vas enchaîner par une autre résidence.

Oui à Douarnenez.

Tehura Vahine, réalisation collective des quatre lauréates du programme la Polynésie à la Cité Internationale des Arts, exposée à la délégation de la Polynésie à Paris

Après ce premier entretien nous sommes allés voir l’exposition de Leia Chang Soi, qui ouvrait ce soir-là son studio au public de la Cité des Arts. Leia présentait en particulier une série d’illustrations intitulée Ce qu’est une femme des îles, accompagnées d’un texte martelant : Une femme des îles est fière. Une femme des îles est libre. Une femme des îles est belle. Elle est coquette. Elle aime s’habiller. Elle revendique sa culture à travers les motifs de sa robe.

Le lendemain j’ai cherché les bandes dessinées dont m’avait parlé Titaua. En fait Virgile Haoa avait bien participé à l’écriture d’une bande dessinée locale, l’alliance Ma’ohi, publiée en 2004. Et Léon Taerea a bien publié des bandes dessinées militantes dans les années 1980, qui sont introuvables aujourd’hui. Mais beaucoup reste à faire en matière de bande dessinée polynésienne.

Deux semaines plus tard l’exposition collective des résidentes du programme polynésien de la Cité des Arts s’est tenue à la Délégation de la Polynésie française, boulevard Saint-Germain. Chacune des quatre artistes présentait des œuvres crées durant leur résidence, sur le thème de la femme polynésienne, qu’elles entendaient bousculer. Ainsi qu’un cadavre exquis monumental, pour laquelle Titaua a rédigé un texte manifeste inédit. Le soir du vernissage la Délégation était bondée comme cela n’était plus arrivé depuis le COVID, l’évènement attirant à la fois le public de la Cité des Arts et celui de la Délégation, et profitant de la présence de nombreux élus des îles venus assister au 104e Congrès des maires de France, qui rassemble plus de 10 000 élus locaux à Paris.

Cette exposition collective marque un tournant aussi pour la Délégation de la Polynésie à Paris, un immeuble qui joue le rôle particulier d’une ambassade pour un pays autonome mais pas souverain, qui abrite souvent des événements culturels et des expositions un peu désuètes, en tout cas sans grande ambition, qui continuent d’exploiter le mythe de la vahine lascive et du bon sauvage. La carte postale habituelle. Avec cette exposition collective, la Polynésie a démontré qu’elle avait autre chose à offrir que Loti et Gauguin. A la série Ce qu’est une femme des îles, Leia Chang Soi avait mis en pendant Les révoltées, une série d’encres de chine représentant son besoin de se réapproprier l’image de la femme des îles. Dans cette série, des poupées symbolisent l’utopie de la vahine, et une jeune fille rejette cette image à travers plusieurs actions.

Le soir du vernissage Titaua Peu a fait une lecture très applaudie de son texte Je ne suis pas celle que tu peins. Un texte manifeste efficace qu’elle avait sauvagement calligraphié sur une grande toile flottante, un peu comme une pancarte de manifestation. Qui se termine par Je suis entrée en dissidence. Ce qui est une rupture évidente avec les productions artisanales esthétisantes ordinairement valorisées au numéro 28 du boulevard Saint-Germain, organe du gouvernement polynésien en Métropole. Après la fermeture des portes la soirée s’est poursuivie au Café des Arts de la Cité, pour l’anniversaire de l’un des résidents ultramarins.

Quelques jours plus tard lors de la fermeture de l’exposition, qui a très bien marché puisque l’affluence de visiteurs a permis de conclure de nombreuses ventes, j’ai eu un nouvel entretien réunissant les quatre femmes, devant leur œuvre commune.

Leia Chang Soi, détail de la série Les révoltées

On est devant cette œuvre commune, du coup qui a fait quoi ? Comment cela s’est-il passé ?

Tevaite : Déjà on a cherché le thème, donc c’est vrai qu’en étant un quatuor féminin, polynésien, la femme polynésienne s’est imposée. Du coup on a créé cette femme ensemble, et chacune d’entre nous a travaillé sur une partie de cette femme, qui s’appelle Tehura vahine. Et donc pour ma part je me suis occupée de la chevelure, elle a des cheveux comme des tentacules un peu, et avec des motifs qui ont des significations fortes comme l’amour, la féminité, la famille, le tiare Tahiti en référence à la beauté, des choses qui pour moi sont des valeurs de la femme polynésienne qui est un pilier. C’est comme ça que j’ai contribué à cette femme. Il y a également des motifs comme des pierres de marae, parce que comme je disais la femme c’est vraiment le pilier, et aussi des motifs qui représentent le courage et la force.

Je vois des écailles aussi qui m’ont l’air japonisantes…

Alors en fait c’était pour évoquer le lien avec la mer, parce que chez nous on est souvent en contact avec la mer, les poissons, la pêche, la navigation, la plage… C’est quand même un élément qui est très présent dans nos vies.

D’accord. Et comment ça s’est passé concrètement ?

Alors en fait la préparation avant de se lancer s’est faite en concertation, toutes les quatre, ensuite on a préparé la toile, on a peint le fond ensemble. Ensuite chacune a travaillé des parties séparément, donc elle a été un certain temps dans mon atelier où il avait la place pour travailler, ensuite elle est partie dans l’atelier d’une autre et elle a circulé comme ça entre tous les ateliers. Et au final on s’est toutes retrouvées pour la finir ensemble.

Ouais, c’est un vrai cadavre exquis.

C’est ça.

Image Titua

Donc toi Titaua tu as fait un texte.

Titaua Peu : J’ai fais un texte inédit d’une page et demi, donc je n’ai pas pu le mettre en entier sur le tableau.

Du coup tu as fais une toile flottante.

J’ai fais une toile flottante. Ça s’appelle une toile flottante ? Heureuse de l’entendre.

Et ce tableau, il t’inspire quoi quand tu le regardes comme ça ?

Il m’inspire une divinité noire qui dit bien qu’elle n’est pas la vahine exotique à la Gauguin. Elle entre en dissidence, et elle entre en résistance, et elle court dans la montagne, et elle va chercher tout pour s’habiller, tu vois ça c’est du purau, elle porte des racines sur sa tête qui sont les lignées de ses ancêtres, de ces femmes qui l’ont précédée, et puis la couronne pour se cacher, cacher ses longs cheveux, parce qu’elle ne veut pas qu’on la fantasme, elle ne veut pas qu’on la dénude contrairement à ce qui est dit de nos peuples de l’ancien temps, elle veut s’habiller, elle ne veut pas qu’on la voit nue.

Et elle est entrée en dissidence ?

Elle est entrée en résistance. Elle a pris la plume en fait. Elle a pris la plume pour dire que maintenant c’est elle qui choisit déjà, elle a la liberté. Elle choisit qui elle veut aimer, par qui elle veut être aimée.

Merci Titaua. Et Patricia ?

Tehura Vahine, détail

Patricia Bonnet : Moi je l’ai habillée. Avec une robe abstraite et des messages cachés. D’habitude je travaille toute seule.

Et c’est une expérience qui te donne envie d’être renouvelée ?

Non, j’aime bien travailler seule.

Seule dans ton coin. Et du coup tu retournes à Tahiti très bientôt ?

La semaine prochaine.

Et toi Leia ?

Leia Chang Soi : Ce que j’ai beaucoup apprécié c’était de travailler en collaboration, ce qui nous a permis de faire quelque chose d’aussi grand, d’aussi élégant et d’aussi libre. C’était aussi un moyen pour nous de voir jusqu’où on pouvait aller. Ça n’a pas été aussi évident, j’aurais voulu qu’on puisse travailler plus en amont mais on avait trop de choses à faire, chacune avait des obligations, on n’avait pas le même emploi du temps, c’était compliqué, mais malgré ça on a réussi à faire quelque chose.

Et toi, tu as fait quoi en particulier ?

Je me suis occupée de dessiner le visage, le torse, les mains et la couronne.

Et il y a un vrai dialogue avec le texte de Titaua.

En fait quand Titaua a écrit son texte la toile était quasiment réalisée. On avait envie de raconter des choses mais on ne savait pas trop quoi, et elle s’est vraiment inspirée de ce qu’on a fait. En fait c’est vraiment un travail d’équipe.

Donc pour une fois le texte est venu illustrer l’image ?

Oui, alors qu’elle ne pensait pas en être capable, et elle a fait un beau texte.

Sinon on arrive bientôt à la fin de votre résidence, tu en es où ?

Eh bien je suis perdue. Parce que c’est la fin, il nous reste une dernière semaine, on doit commencer à tout ranger, et puis j’ai envie de profiter de ces derniers instants pour visiter d’autres expositions, voir d’autres musées. Il y en a beaucoup que j’avais envie de voir et que je n’ai pas eu l’occasion de visiter parce que j’ai beaucoup bossé sur mon projet personnel, et je me suis beaucoup déplacée aussi pour rencontrer des auteurs, assister à des conférences, voir plein d’expositions au niveau de tout ce qui est BD et science-fiction… Mon art a été bien nourri. J’ai eu l’occasion de bosser sur des illustrations qui ont beaucoup résonnées en moi, et grâce aux discussions qu’on a eu avec les filles autour de la femme, de l’image qu’on voyait d’elle, une image qu’on a eu envie de changer, ça m’a donné envie de travailler sur ça, et de réaliser des planches sur ce thème de la femme telle qu’on veut la voir maintenant.

Moetai Brotherson, tout heureux d’avoir fait l’acquisition d’une toile signée Titaua Peu, Je ne suis pas celle que tu peins

Un peu après cet entretien est apparu un visiteur de marque peu habitué des lieux, le député tavini Moetai Brotherson, président de la délégation aux outre-mer de l’Assemblée nationale depuis juillet dernier. Je ne l’avais pas revu depuis l’époque de Nuna’a e Hau, la troupe de danse de Faa’a qui avait remporté tous les prix du Heiva i Tahiti en 2017, menée par John Mairai qui s’était subtilement inspiré de l’histoire de Terehe, une jeune femme rebelle de Raiatea qui subira la colère des dieux après avoir cherché à libérer son peuple de l’oppression d’un clan rival, pour composer des tableaux brillants et un orero final très politique qui avait fait vibrer la place Toata. Moetai étant également écrivain, il m’a semblé intéressant de recueillir ses impressions à chaud, et je ne me suis pas adressé au politicien mais à l’auteur, dans la mesure du possible.

Que t’inspire cette exposition ?

Super. On voit le travail de nos artistes ici à la délégation, donc c’est bien, ça change. Pour moi ça change. Juste après je vais retourner en session à l’assemblée, donc ça me fait du bien à l’esprit de venir ressentir les vibrations artistiques. Carrément du bien. Il y a des styles très différents tu vois. Là on a de l’abstrait total (Patricia Bonnet) et ensuite ici on a quelqu’un (Leia Chang Soi) qui fait plus dans l’illustration mais avec vraiment une touche polynésienne, on sent une sensibilité particulière, ensuite on a les textes de Titaua, la force qu’on connaît des textes de Titaua, mais qui sont enluminés, enfin qui sont mis en graphisme, c’est encore différent, c’est fort… D’ailleurs j’ai craqué.

Tu as craqué, c’est-à-dire ?

Ben j’ai craqué, j’ai acheté.

C’est pas vrai ?

Ben bien sûr… Et ensuite il y a le travail de Tevaite qui est encore différent, on sent une inspiration presque népalaise, les mandalas, des juxtapositions de couleurs mais aussi une symbolique, tu vois le tableau sur la lune là, tout de suite quand je l’ai vu, au milieu tu as le ipu, donc c’est la fécondité, c’est la vie… Je trouve qu’elle a un mariage des couleurs et des symboles qui est vraiment génial. Il faut suivre nos artistes, il faut aller là où elles sont. C’est à charge de revanche. Il faut les suivre parce que ça ne va pas s’arrêter là. Elles vont faire d’autres expos, j’espère ensemble. Moi je les appelle les sorcières du district parce qu’elles sont quatre. Elles sont géniales.

Tehura Vahine, détail du texte de Titaua Peu

Je reviens sur le texte de Titaua, elle en a fait une lecture jeudi soir, il y avait foule, dommage que tu ne sois pas venu…

Je ne pouvais pas être là oui, on avait malheureusement une occupation à l’assemblée nationale, j’aurais souhaité être là mais je n’ai pas pu. Mais c’est un texte fort. Titaua on la connaît, elle est toujours là, elle casse les codes. Elle démonte les cartes postales, elle montre l’envers de la carte postale, elle vaut sur tout, elle vaut sur la femme, elle vaut sur l’image de l’homme, elle vaut sur l’image de notre société, est-ce qu’on définit une société par sa marge où pas… C’est le monde de Titaua. C’est un monde que je suis et que j’admire depuis qu’elle a commencé.

Parce que toi tu écris aussi…

Moi j’écris un peu, j’ai publié un livre pour l’instant, j’en ai d’autres que je ne destine pas forcément à la publication, mais elle fait partie des gens qui m’ont donné envie de publier.

Titaua tu l’as lue donc ?

Ha j’ai tout lu, j’ai même lu Pina avant qu’il ne soit publié, parce qu’on est amis j’ai envie de dire depuis toujours, mais au moins depuis que son premier livre est sorti. Moi Mutismes ça a été un coup de poing dans le bide si tu veux, littéraire, et presque littéral. Parce que c’est un tout petit bouquin mais quand tu le lis, tu mets du temps à t’en remettre.

Il me semble que Pina décrit quelques chose qui ne l’avait pas été avant…

Pina c’est beaucoup de sujets, le sujet du suicide évidement mais qui est la face émergée de l’iceberg, qui est en fait la pointe de cette espèce de pyramide de malaise social, de pyramide de tout ce qu’on connaît, dans les fonds de vallées chez nous, dans les îles, cet espèce de non-dit qui est latent, qui est là. Pina c’est d’autres sujets qui sont abordés, l’homosexualité, elle aborde même le sujet du racisme, mais avec cette touche unique qui est la sienne. C’est ça qui est génial.

Et ce texte en particulier, sur lequel tu as craqué ?

Ce texte, si tu veux au début j’ai vu les couleurs, alors forcément c’est des couleurs qui attirent l’œil, et donc j’ai commencé à lire, mais je ne savais pas que c’était Titaua qui avait écrit tu vois. Et je lis le truc et je me dis si ça c’est pas du Titaua je ne sais pas ce que c’est. Et puis il s’est avéré que c’était du Titaua. Donc c’est un texte que je lis, que je bois, que j’absorbe… Il me fait vibrer quoi.

Et du coup il va partir en Polynésie ?

Celui-là il va repartir en Polynésie et je vais l’afficher dans ma permanence à Faa’a.

Leia Chang Soi, une image de la série Ce qu’est une femme des îles

Frontispice : Titaua Peu, Leia Chang Soi, Tevaite et Patricia Bonnet réunies devant la grande toile Tehura Vahine, leur création commune.