lundi 1er janvier 2024

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Carolee et le chat de Schrödinger

, Denis Schmite

L’Homme d’Occident envisage son corps comme un réceptacle inestimable, un vase précieux qui renfermerait le texte le plus sacré qui soit, une partition dont il serait le seul dédicataire et pour l’interprétation de laquelle il disposerait d’un libre-arbitre absolu, la jouer ou ne pas la jouer cette partition, en fonction de son humeur, de ses désirs, de son ambition, de ses caprices, de son angoisse existentielle, d’où cette croyance largement répandue, et que l’on sait aujourd’hui complètement erronée, en une utilisation partielle du cerveau et de ses capacités qui fascine tant et qui ouvre des perspectives inconcevables, illimitées, car chacun pourrait-être alors beaucoup plus que ce qu’il montre, que ce que les autres en perçoivent, beaucoup plus que sa simple image, image qu’il donne aux autres et image qu’il retire de lui-même…

À la fin des années soixante du siècle précédent, la jeune et belle body artist Carolee Schneemann dans son action mémorable à East Hampton, New York, Interior Scroll, le rouleau intérieur, livrait sa propre version, provocatrice, infiniment subversive, de ce texte sacré, et révélait à tous ce qu’est l’art en général et aussi l’écriture en particulier. L’Art véritable, le seul "valide", n’est jamais confortable et son produit, l’œuvre d’art, c’est toujours un morceau de tripes que l’on arrache à soi-même.

Un jour donc, Carolee Schneemann sauta sur une table, le corps peint avec de la boue et uniquement revêtu d’un drap, puis elle a commencé à lire l’un de ses textes sur la peinture de Cézanne. Enfin elle fit tomber le drap et extirpa de sa plus extrême intimité un rouleau de papier sur lequel était écrit un pamphlet féministe qu’elle lut également à l’assistance, cri énorme contre l’exclusion des femmes d’Amérique du monde de l’art — les États-Unis étaient et demeurent effroyablement phallocentriques, ce ne sont pas les seuls — en même temps qu’apologie du vagin entre autres comme source de tous les savoirs sacrés.

À une époque de séquençage à haut débit du génome humain, notre époque, le défilement du rouleau écrit venu des profondeurs de Carolee était un acte visionnaire qui renvoie au fantasme de tout connaître d’une personne, passé, présent, futur, aujourd’hui en déroulant simplement sa double hélice d’ADN et en procédant à l’inventaire policier ainsi qu’à la cartographie de ses gènes.

Fort heureusement, c’est un peu plus compliqué que cela. Il ne faut pas oublier aussi la fascination que le crâne humain, réel ou représenté, exerce sur les Hamlet de toutes les époques qui plongent leur regard dans les orbites évidées, inestimable reliquaire devenu à son tour relique, boîtier périmé d’un projet supposé divin et qui l’a déserté, vertige d’un contenant sacré au contenu sublime enfui, expérience problématique d’un habitacle devenu inhabité, d’un vide mystérieux et sans finitude. Angoisse du vide, de l’absence et obsession des origines, dont témoignait déjà la présence du crâne d’Adam au pied de la croix dans les représentations anciennes du Golgotha, le lieu du crâne.

La body artist Carolee Schneemann

« L’espace vulvique » qu’explorait Carolee Schneemann, comme elle disait, est aussi pour nombre d’hommes, même les plus machistes, source d’une terreur inavouable et inavouée, celle d’un engloutissement définitif, d’une absorption totale, d’une dissolution, d’un retour à la case départ, mais aussi image d’une castration possible, punition d’un père vengeur car bafoué, dépossédé, lui le chef de la petite horde, ou d’une femme outragée ou traitresse, Dalila, Judith, Salomé. Héritage ou genèse des monothéismes ? Le trou noir d’où tout est venu peut finalement tout absorber, y compris les images, y compris la virilité, y compris l’âme des hommes…

Tout au long du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, les physiciens et astrophysiciens sont obnubilés par les trous noirs, incommensurables aspirateurs de matière qui, pour les plus massifs d’entre eux, constituent le cœur des galaxies, et lorsqu’ils ont trop dévoré d’étoiles ils sont comme saisis de rots et finissent par déglutir en longs jets tout ou partie de cette matière qui ensemencera les spires des galaxies. En tant que déchirures de l’espace-temps ils pourraient aussi déboucher sur d’autres univers de matière ou d’antimatière.

Le trou noir, à l’instar de « l’espace vulvique » de Carolee Schneemann, ouvre aussi sur des abysses de sexualité, trous noirs comme vagins de l’univers ou du multivers, avec cette image finalement très drôle utilisée par John Wheeler pour exprimer une incertitude relative à la nature et à la physique des trous noirs, « Black holes have no hair », les trous noirs n’ont pas de cheveux.

Le Maître en modernité m’avait écouté sans impatience, avec un certain intérêt même, et je l’avais vu sourire quelques fois à certaines allusions que j’avais faites, et il me le dit franchement.
Je vous ai écouté avec un réel intérêt, sans impatience aucune, et je vous ai même trouvé amusant quelquefois… Voilà ! C’est exactement ceci qu’il m’a dit !

Toutes ces histoires de texte intérieur sont réellement passionnantes, ajouta-t-il, mais moi ce dont j’aurais voulu parler aujourd’hui c’est du bit et du pixel et puis aussi de diverses autres choses, petites ou grandes, qui me tracassent, de l’hybridation homme/machine par exemple… de la vérité peut-être, c’est-à-dire de la "réalité"… et des icônes aussi, bien entendu.

J’aime la science, vous le savez, commença-t-il. La science est la source de vie à laquelle s’abreuve mon esprit, la matière de mon métier puisque je suis un philosophe, mais trop de philosophes qui ne font que rabâcher les cogitations des vieux Allemands oublient la science… La science donc mais comme pourvoyeuse de la technologie, car le bain dans lequel nous trempons depuis notre naissance, et tous les hommes bien avant nous, s’appelle technoculture…

L’outil n’est pas un simple prolongement de la main, du bras, un muscle démultiplié et endurci. Comme se plaisait à le dire l’un de mes amis, un artiste spécialiste des technologies numériques, l’objet technique est une sécrétion de notre corps et de notre cerveau. Tout comme les hommes, les outils et les techniques disparaissent pour renaître sous une forme plus évoluée et, au fil des évolutions de la technologie, l’homme perd des morceaux de sa nature comme un poisson perd des écailles lorsqu’il est pris dans un filet. Il se dénature.

Car c’est bien un filet que la technologie jette sur les hommes, répète mon ami, et ceux-ci se débattent dans ses mailles jusqu’à se confondre avec elles, chacun devenant un point, ou un carrefour si on veut, du réseau inextricable. Chacun interagit avec le réseau. Il y a connexion permanente. On parle alors de « corps-réseau » pour souligner cette hybridation de l’homme avec la technologie, on n’arrive plus à les distinguer l’un de l’autre, et l’évolution continue de celle-ci, je parle de la technologie, est à concevoir comme une intensification et une extension de l’hybridation…

Chaque technique, dit encore mon ami qui est un fin analyste en la matière, est non seulement une manière de faire, mais aussi une manière d’être. L’ordinateur c’est bien sûr de la technologie en majuscule. C’est une fantastique machine à hybrider, elle permet à l’homme de se dépasser et de se démultiplier, qui est elle-même le produit d’une hybridation de techniques, calcul, logique, graphisme, etc. C’est une machine à langage et à images, machine le hardware, langage et image le software.

Comme vous le savez déjà, bien sûr, le langage est fait de bits, c’est-à-dire de nombres binarisés, et l’image est constituée de pixels, éléments d’une matrice de nombres codés en bits. Bit et pixel sont des particules élémentaires issues de la technologie. Le bit se trouve Toujours dans un état 0 ou dans un état 1, au départ par magnétisation orientée de tores de ferrite et aujourd’hui par impulsions électriques dans des circuits intégrés microscopiques, et ce sont ces états 0 ou 1 qui constituent le langage… et la mémoire.

[Et puis sans transition]

Nous, les penseurs postmodernes, avons concocté une méthode d’approche, de pénétration, d’appréhension des systèmes, méthode non-réductrice, non-normative, non-rationaliste. Je veux bien sûr parler de la systémique. De quoi s’agit-il ? me demanderez-vous inévitablement. Eh bien ! Tout d’abord, tout repose sur une conception que nous entretenons du réel et de celui qui vit intelligemment dedans. Le réel est complexe, nous l’avons dit à moult reprises, nous en avons convenu tous les deux, et il ne peut jamais être enfermé dans un ou des cadres préétablis… On ne doit pas, on ne peut pas, chercher à trier les choses du réel, à les comprimer, puis à les ranger dans des boîtes, les catégories. Il faut penser différemment, aborder le réel, aborder tous les systèmes qui le constituent, avec un esprit neuf. Les choses du réel sont souvent désordonnées, parfois inédites, toujours contingentes. J’insisterai particulièrement sur ce mot : CON-TIN-GENTES. Savez-vous ce que cela veut dire en logique classique ?

La philo ça n’est pas trop mon truc, m’excusai-je piteusement…

Je sais. Ça ne fait rien, me répondit-il avec une certaine condescendance, tout du moins l’interprétai-je ainsi. Les choses du réel sont dites contingentes parce qu’elles peuvent être différentes de ce qu’elles sont et aussi parce qu’elles peuvent être ou ne pas être, tout comme Hamlet, poursuivit-il. Dans le monde de l’infiniment petit, les physiciens quantiques nous apprennent aussi qu’elles peuvent être et ne pas être en même temps. C’est l’histoire, ou plutôt la jolie fable, du chat de Schrödinger qui est à la fois mort et vivant, tant qu’on n’a pas ouvert la boîte dans laquelle on l’a enfermé, sadiquement il est vrai, avec une fiole de poison susceptible de se briser en cas de désintégration d’un atome radioactif.

Déjà au plus fort du débat sur la dualité onde-particule, les chercheurs ont déduit de leurs observations qu’un photon, ou un électron, passait en même temps par les deux fentes de la machine de Young et non pas par la fente droite puis par la fente de gauche, et encore moins par la fente de droite uniquement ou par la fente de gauche uniquement. C’était là la condition pour que sur l’écran situé derrière les fentes des séries de points brillants apparaissent en ondulations. Les photons, ou les électrons, sont à la fois des particules et des ondes. Il en va de même pour toutes les particules élémentaires.

Donc, et il appuya sur le mot donc, pas de « ou » mais un « et » comme dans la fable du chat. Avec la notion de « superposition d’états », on peut dire que les physiciens quantiques ont élargi celle de la contingence, mais pour l’infiniment petit uniquement. Tout cela est très beau et je considère que c’est la science contemporaine qui constitue la source véritable de la poésie de notre époque. Tout le reste est bien fade… En fait, il nous faut apprendre du réel au fur et à mesure que nous cheminons en lui, et je dirai de l’approche systémique qu’elle nous permet d’apprendre à apprendre…

[Et puis encore sans transition]

Les prédictions de Moore s’étant avérées strictement et étrangement exactes, poursuivit-il, je suis amené à parler du Q bit.

Holà ! m’exclamai-je, c’est cochon ça ! C’est comme une image glissée entre les pages du livre de prières d’un ecclésiastique condamné au célibat !

Mais non ! répondit-il en rigolant franchement. Le Q bit c’est le bit quantique, la plus petite unité d’information quantique. Avec la miniaturisation constante, aux franges de l’infiniment petit, et la multiplication des composants électroniques, les lois de la physique classique sont, ou vont devenir très vite, totalement inopérantes. En gros, on va être contraint de changer de mécanique. Ce sont les lois de la mécanique quantique qui vont régir l’univers informatique avec l’introduction d’un autre bit, quantique celui-là, et la survenue de deux grands principes : la superposition d’états et sa fille l’intrication.

Le chat de Schrödinger me renvoie bizarrement à une vidéo de Carolee Schneemann, intervins-je, Fuses, fusibles ou fusions, où elle se montre faisant l’amour avec son copain de l’époque, le compositeur James Tenney, sous le regard impassible de son chat Kitch. C’est un beau film expérimental, dans la forme assez proche des œuvres de Stan Brakhage, avec des collages, de la peinture et du grattage de pellicule.

L’objectif de Carolee n’était évidemment pas de fétichiser la femme comme dans un vulgaire porno mais de montrer un amour charnel positif, toute la poésie et la pureté que celui-ci peut contenir. La présence de Kitch est tout à fait fantomatique. Il regarde les ébats de sa maîtresse d’un œil impassible et il traverse le film du bout de ses pattes à coussinets. Pourtant indubitablement sorti de sa boîte, ce chat discret est à fois mort ET vivant. Kitch a peut-être bien connu sa première litière chez Schrödinger.

Vous avez une bien curieuse tournure d’esprit aujourd’hui ! s’esclaffa le Maître en modernité. Le chat est mort OU vivant, il n’y a plus de doute possible, car une fois sorti de sa boîte il subit, ou interagit avec, son environnement, il n’est plus dans le monde quantique, expliqua-t-il avant de poursuivre. Tout simplement il a « décohéré », Kitch. Je vais vous expliquer ce que ça veut dire.

Donc, le langage de l’ordinateur quantique sera produit à partir des Q bits et reposera sur cet étrange, et discuté, effet induit, puisqu’on est dans l’infiniment petit : la superposition d’états. Avec un bit classique on est dans un système binaire, 0 OU 1, on l’a déjà dit et répété. Le Q bit nous place dans un système multidimensionnel, non seulement 0 ET 1 mais aussi tous les états intermédiaires entre 0 et 1. Autrement dit, l’ordinateur nouveau pourra gérer tous ses états simultanément. Une puissance de travail énorme et une mémoire prodigieuse !
Mais le calcul quantique, l’utilisation d’un ordinateur de ce type, ce n’est pas facile vous vous en doutez bien. Il y a des gros risques de perte d’information ou de calcul erroné car, en gros, un ordinateur quantique peut changer de genre, non pas de sexe puisqu’il n’est qu’un ordinateur, c’est-à-dire devenir classique, régresser, dès lors qu’il interagit avec son environnement. C’est ce phénomène que les scientifiques nomment « décohérence ».

Tout comme Kitch, le chat de Schrödinger/Schneemmann, si je vous ai bien entendu, qui est un système quantique lui-aussi tant qu’il n’est pas sorti de sa boîte.

Je n’irai pas plus loin sur le Q bit, conclut-il…

Vous avez évoqué tout à l’heure l’intrication quantique et vous n’en avez pas parlé, lui fis-je remarquer, est-ce intentionnel ?

C’est intentionnel, confirma-t-il. L’intrication est encore un phénomène bien mystérieux, tout autant que la superposition d’états d’ailleurs, et de ce fait également très discuté, dans lequel deux particules, mais ce pourrait être autre chose, sont si étroitement liées qu’une intervention sur l’une affecte instantanément l’autre, quelle que soit la distance qui les sépare, même si c’est l’univers en son entier. Ça fait rêver la recherche, notamment dans le cadre de l’informatique quantique…

La technologie a révolutionné l’image en la réduisant à une matrice de nombres manipulable à volonté. La numérisation a fait éclater tous les cadres anciens de l’image. Tel un pygmalion mathématicien jouant avec une galathée géométrique, elle lui a insufflé la vie et elle l’a fait tourner sur elle-même, petite ballerine qui fait des pointes dans une boîte à musique, elle l’a fait jaillir du plan sur lequel elle s’étalait, neurasthénique, depuis des siècles, elle l’a resocialisée en encourageant, et même en imposant, la conversation permanente avec elle, le dialogue dirait-on aujourd’hui alors qu’il n’a jamais été aussi difficile, elle l’a « déchimisée » et « déchemiser » en vue d’un remodelage perpétuel, de mutations constantes. Hybridation et métamorphoses. L’image numérisée, l’image matricielle, est un amalgame de pixels, c’est-à-dire de points de couleurs, carrés miniatures ou infimes rectangles, eux-mêmes constitués d’un ou plusieurs bits. Alors serait-ce le bit la particule élémentaire de l’image ? Non car il y a deux niveaux en fait, deux espaces, l’un de calcul et de mémoire, le domaine du bit, l’autre du graphique, le domaine du pixel.

Les acides aminés eux-mêmes, particules élémentaires de la vie, sont des molécules, c’est-à-dire un ensemble d’atomes, donc ils sont dissociables, mais si on désassemble la molécule, si on dissocie les atomes, ils ne sont plus des briques de vie. C’est pareil pour les pixels. Ce sont les bits qui codent les pixels et si on désarticule le code, si on dissocie les bits, il n’y a plus de pixel et donc plus d’image numérisée. Pour être plus précis tout de même, c’est la place en mémoire occupée par le pixel que l’on mesure en bits.

L’image numérisée est une image hybride, mélange de sources iconographiques, de langages, de codes numériques, et cette hybridation est opérée dans la matrice et c’est à partir de cette machine hybride, l’ordinateur, qu’on la conçoit, qu’on la façonne, qu’on la modifie, qu’on la métamorphose. Il y a tout un système de correspondances savantes qui n’aurait pu qu’enchanter Arthur Rimbaud, correspondances plus intuitives chez lui évidemment. « A noir, E blanc… », 1 bit noir et/ou blanc, etc. Hybridation et métamorphoses.

Extraits de « Particules et icônes » et de « Philoctète »